Dans un monde à la fois trop vaste et trop fermé, où les repères sont flous et les liens délités, l’activité du shopping révèle des aspirations que la société contemporaine n’a plus les moyens d’assouvir. Alors, se pencher sur le shopper ne signifie pas tant décrire une figure qu’une condition à assumer. Éthiquement, individuellement, collectivement.
Le devenir du shopping est hanté par un paradoxe. Un paradoxe qui fait que la raison d’être du shopping n’a peut-être déjà plus rien à voir avec le shopping lui-même. Sa dynamique secrète est portée par quelque chose qui lui échappe. En deçà, ou peut-être au-delà de lui. En clair, il se passe aujourd’hui dans la consommation quelque chose qui est étranger à la consommation. L’expérience de consommer, pour un individu, est débordée par un ensemble d’autres dynamiques, d’autres aspirations, que la société contemporaine en pleine mutation vient alimenter. Parlons alors du shopper, qui, plus encore que le consommateur, attend du moment consommatoire une expérience plus vaste, et dont on peut tenter de jeter ici quelques traits.
Puisque que la consommation ne s’appartient plus, il est important de ne pas seulement observer la consommation en soi, mais de la replacer dans un contexte de mutations plus large – le ludique, la fiction, la spiritualité, l’engagement… – et de voir à quel point des expériences connexes à la consommation ont eu sur elle, en quelques années, des influences majeures. Placer l’expérience du shopper en regard de ce qu’il est advenu de nos sociétés depuis une quinzaine d’années est ce qui nous permettra probablement de prétendre à une prospective sur le futur proche.
Connexions bouleversées
L’hypothèse est de considérer qu’on a la consommation qu’on mérite. C’est-à-dire que la consommation révèle une transformation des interactions entre les personnes, et qu’elle est devenue, de manière plus marquée encore dans nos sociétés, un indicateur des architectures qui connectent les personnes aux marques, aux espaces – et aux autres personnes également. De ce point de vue, le digital agit comme révélateur : c’est parce que les personnes font lien différemment que la consommation s’en trouve bouleversée. Celle-ci révèle donc un certain état d’avancement de nos imaginaires, de nos aspirations, de nos liens et de nos manières de vivre. La distinction déjà ancienne des fonctions de production, de distribution et de consommation tend à se diluer, ouvrant ainsi à une expérience plus dense que l’étymologie latine peut évoquer (consummare : accomplir, parfaire, voire célébrer).
Il y a comme un faisceau de présomption. On mobilise en général le digital comme premier suspect de la mutation du secteur. Internet aurait facilité à la fois la mobilisation des communautés et des avis partagés pour modifier les relations aux marques. Internet, encore, aurait modifié la valeur de fidélité par le fait de faciliter le vagabondage. Internet, enfin, aurait permis aux consommateurs d’acquérir une expertise jusqu’ici inédite. La technologie libère de nouvelles expériences – sur le lieu de vente, en feuilletant un magazine, en mobilité dans un train ou un avion… Ne nous trompons pas, la technologie ne fait que traduire un glissement de la société et de ses aspirations, il convient de ne pas être trop fascinés par les outils. La technique est la métaphysique du pauvre, nous dit un philosophe.
Petites et grandes trahisons
Il y a donc un effet d’actualité. La société qui porte ce nouveau phénomène de consommation, c’est-à-dire le contexte de la vie sociale du shopper, a connu en une période assez brève une mutation profonde de ses équilibres. Globalement, la figure de l’individu consommateur – qui constituait le rôle idéal pour comprendre une personne dans la seconde moitié du xxe siècle – a été confrontée à de petites et grandes trahisons. Les grands piliers de la société occidentale ont ainsi été traversés par des crises – parfois muettes, au moins discrètes – et ont ainsi subi une certaine érosion. Mais des utopies ont également resurgi – disons alors que les aspirations se sont déplacées. Le shopper ne baisse pas facilement les bras.
La famille, la place du travail, l’activité religieuse, l’activité syndicale, l’école et les espaces de formation, toutes ces scènes sociales qui apportaient à l’individu des convictions fortes sur son appartenance et son identité, se sont érodées. On peut considérer d’une certaine manière que ce sont toutes les expériences de la transcendance qui ont eu à souffrir d’un certain étiolement. Aujourd’hui, le politique devient dérisoire – et pas seulement pour les moins de 30 ans –, alors qu’il a été l’espace de construction de soi et d’accomplissement des utopies durant deux siècles.
L’entreprise elle-même, dans sa forme post-industrielle, a donné le sentiment de l’essoufflement. Le monde syndical n’a plus la résonance qu’il a eue dans l’après-guerre, et les utopies politiques de gauche ou de droite ont subi cette usure du renoncement à la révolution ou aux promesses radieuses. Lorsque les aspirations des personnes ne trouvent plus d’accomplissement dans les espaces fléchés par la culture moderne classique, la consommation peut se charger de ménager d’autres solutions, d’autres espaces. On peut alors penser que, comme par braconnage, le besoin de transcendance, de recherche de sens, va se loger par des chemins détournés, comme l’eau qui cherche son cours.
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Article tiré de la revue N°15 consacrée au « shopper »
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