10 janvier 2016

Temps de lecture : 7 min

Les nouvelles écritures audiovisuelles

Le monde des contenus audiovisuels connaît depuis deux ans une mutation profonde de ses paradigmes constitutifs. Au centre de ce bouleversement : l'émergence d'une nouvelle narration et la nécessité de (ré)inventer la création audiovisuelle.

Le monde des contenus audiovisuels connaît depuis deux ans une mutation profonde de ses paradigmes constitutifs. Au centre de ce bouleversement : l’émergence d’une nouvelle narration et la nécessité de (ré)inventer la création audiovisuelle.

2013. Reed Hastings, patron de Netflix, fixe le pronostic vital de la télé et des chaînes de TV à quelques dizaines d’années, selon lui dégommées respectivement par la TV on demand (sur Internet) et son lot d’apps. Osé ? Il est vrai que pour ceux qui veulent bien se pencher dessus, l’entertainment bascule, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Hulu, c’est 75 millions de vues, 5 millions de souscripteurs ; Amazon Prime : 20 millions d’utilisateurs ; Apple TV : 28 millions d’abonnés. Pour rappel, ces acteurs n’ont que 10 ans.

Avec l’émergence de ces nouveaux diffuseurs, une nouvelle narration et une nouvelle créativité se sont imposées. Les audiences digitales attendent une proposition riche, disruptive, innovante sur les profils de personnalité des héros, et multi-écran. Exit le développement de contenus à l’ancienne.

Sustenter les digital natives

Ceux que les sociologues ont baptisé les « Millennials », la génération Y née entre 1980 et 2000, ont des attentes et des demandes nouvelles qui influencent l’industrie du divertissement. On a souvent répété que, pour eux, l’accès au contenu ne doit plus être limité à un lieu ou un moment de la journée, et encore moins à un type d’écran ; ils sont nés avec les NTIC (digital natives) et vivent avec les NTIC. Mais au-delà de cette réalité, cette génération a développé une appétence à la narration et aux héros qui est très différente de celle des générations précédentes. Fini les historiettes, et si l’on caricature un peu, fictions irrationnelles, territoires surnaturels et héros aux ambitions éminemment… héroïques sont attendus au tournant. Bref, on pousse les cadres : les créations ne doivent pas être « politiquement correctes » ou porteuses de valeurs « simples » ; les personnages sont des êtres ambivalents, des « héros noirs ». On peut parler d’une redécouverte du style shakespearien.

Sur le plan des intrigues, le digital force à l’abandon de la structure en trois actes au profit d’une mécanique multifacette. Deux conséquences directes : la première est la complémentarité des écrans ; la seconde est la professionnalisation de la production (ce qu’on peut appeler « l’hollywoodisation »).

L’expérience d’entertainment transmédia

Tout d’abord, les nouveaux usages impliquent une nouvelle narration. Les moyens techniques ne sont plus un défi, ils sont une opportunité pour les auteurs. Ils peuvent développer des expériences d’entertainment transmédia. Les écrans, loin d’être concurrents, se multiplient pour offrir un parcours de divertissement riche. Il s’agit d’imaginer une histoire qui crée de l’expérience à travers plusieurs points d’accroche. Le spectateur, guidé par l’aventure, est instrumentalisé pour vivre une expérience totalement délinéarisée.

C’est ainsi que la BBC a imaginé pour la nouvelle saison de « Sherlock Holmes » une complémentarité entre le programme TV et une appli dédiée, pour se localiser dans Londres au fil des intrigues. Cet outil vient donc en enrichissement de la narration TV. Il est intéressant de relever que la narration transmédia développe une complémentarité des écrans et non pas une cannibalisation de l’un par l’autre. Les péripéties du héros de Conan Doyle et du Docteur Watson ont été visionnées 1,5 million de fois sur le player digital de la BBC (BBC iplayer), et ont cumulé 4,5 millions de vues sur YouTube et une audience de 9,2 millions de téléspectateurs sur la chaîne.

Un autre exemple d’une chaîne de TV historique qui se positionne sur les « nouvelles écritures » et intègre très en amont le digital dans sa proposition est la ZDF allemande, qui a développé une mécanique multi-écran avec sa série « Dina Foxx ». Très beau succès qui a été récompensé par un Digital Emmy Award au MIPTV 2015.

Revenons en détail sur ce buzz. « Dina Foxx » a été diffusée en novembre 2014 séquencée en deux épisodes hebdomadaires ; le module multi-écran servant de transition entre les deux films. Les spectateurs étaient invités à rejoindre le dispositif grâce à leur identifiant Facebook. Une fois connectés à l’univers de la série, ils enquêtaient avec Dina Foxx et recevaient des informations additionnelles. Bonus, ils pouvaient aussi accéder à un jeu vidéo inspiré de Tetris.

Cette « introduction » dans le film a été conçue pour fonctionner à la fois sur le site Web de la ZDF et sur terminaux mobiles (smartphone et tablette). Il s’agit d’une opération à trois entrées (via trois personnages) permettant à l’internaute de récolter des informations sur les événements se déroulant entre les épisodes. ZDF a ici fait le pari d’offrir (contrairement aux Alternate Reality Games, ces jeux en réalité alternée qui sèment le doute entre réalité et jeu) un dispositif très directif, marqué par de nombreuses étapes – qui permettent de récolter des points. Si l’internaute vient à bout de tous les niveaux, il débloque le second épisode avant sa diffusion TV.

L’Hollywoodisation du digital

L’innovation en matière de format et de narration est souvent là où on ne l’attend pas. On a longtemps parlé de digitalisation de la TV, de l’obligation en quelque sorte du prolongement digital des programmes TV. Et si finalement on assistait aujourd’hui à une « hollywoodisation » des contenus digitaux ? Autrement dit à l’émergence d’une exigence et d’une structuration du storytelling de type programme TV sur le digital ?

Les initiatives de production digital native se sont multipliées ces dernières années autour d’histoires susceptibles d’engendrer attachement, engagement et expérience. Les nouvelles plateformes de diffusion de type OTT, comme Hulu, Amazon, Netflix,Vimeo, Crackle, Microsoft Xbox… appellent des formes de création inédites tout en réclamant une qualité storyteller qui n’a plus rien à voir avec YouTube native. Comme l’explique Roy Price, vice-président d’Amazon Studios, il « faut être différent » et accepter de repousser les limites pour intéresser et aller chercher une audience… insatiable.

Soulignons qu’aux États-Unis ces nouveaux entrants ne se laissent plus classer « acteurs du Web » ou « créateurs du Web » qu’on regarde avec un tantinet de mépris. Il faut désormais parler de nouvelle TV, voire de « streaming-TV Gold Rush », comme le décrit le Financial Times. C’est eux qui vont faire bouger les frontières et réveiller la narration pour les cinq ou dix ans à venir.

Ces plateformes digital natives ont imposé « l’hollywoodisation » de l’entertainment digital pour être en adéquation avec ce public digital. La demande qualitative des contenus TV s’est déplacée sur la production digitale : en matière de storytelling, d’innovation, de rebond narratif, d’arche, de profondeur des personnages, de construction d’audience, de fidélisation des « spectateurs »…

Il est intéressant de constater que ce phénomène ne se fait pas par soustraction ou acculturation, mais par addition ou enrichissement réciproques. Il n’y a pas eu d’OPA de la TV sur la narration digitale. Tout d’abord, les exigences narratives des formats dits « Web series » (mot auquel on préfère l’expression « série digitale ») n’ont jamais été aussi élevées. Ainsi, dans la série dramatique pour ados « East Los High » (Carlos Portugal, 2013-…) diffusée sur Hulu, mettant en scène deux jeunes filles d’un quartier défavorisé de Los Angeles tombant amoureuses d’un sportif célèbre, on retrouve le système narratif caractérisé de la TV et sa qualité créative, mais à partir d’une structuration et d’une mécanique feuilletonesques de type « Web » : sur le rythme, l’interpellation du public, les rebonds et la forme (deux saisons, 24 et 12 épisodes pour l’instant).

Woody sur Amazon

Le fait que certains auteurs confirmés désertent la télé pour trouver sur le digital un champ d’expression plus libre et substantiel n’est pas neutre. C’est le cas de l’auteur de romans policiers Michael Connelly, qui a porté à l’écran (TV) en 2013 son héros Harry Bosch grâce à Amazon Studios : une saison, dix épisodes. Belle révolution. Plus significatif encore sur le caractère attractif de ce type de production, le géant de Seattle a annoncé que Woody Allen allait diriger la réalisation d’une série en exclusivité pour sa plateforme. Quel message d’imaginer le réalisateur d’Annie Hall et Manhattan choisir Amazon ?

Le bébé de Jeff Bezos est un cas intéressant à tous points de vue de cette nouvelle création qui s’impose avec le « digital rayonnant ». En effet, ce e-commerçant est multiplateforme : Web et mobile. Il suscite donc des narrations qui peuvent se vivre de manière multi-écran tout le temps, partout. Au-delà, il est un digital native qui a très bien compris que le mode de narration ne peut pas être « similaire » à celui qu’on trouve en TV. La dimension transgressive, la liberté des sujets et des traitements doivent l’emporter. Les Golden Globes 2015 l’ont souligné, et Le Figaro titrait d’ailleurs : « À Hollywood, Amazon s’impose parmi le gratin des séries télévisées ». Les plus honorifiques récompenses sont allées de fait aux acteurs du digital, et en particulier à Amazon.

La série « Transparent » (Jill Soloway), diffusée sur Amazon Prime en 2014, a reçu le prix de la meilleure série de comédie et du meilleur acteur dans une comédie (Jeffrey Tambor). L’on y suit un père à la retraite qui réunit ses enfants pour parler d’avenir. Pensant en premier lieu qu’il serait question d’héritage, surprise, les trois rejetons assistent au coming out de leur père, désireux de changer de sexe… Une deuxième saison serait attendue. « The Man in the High Castle », dont on a pu voir le pilote en janvier 2015 sur la plateforme de VOD Amazon Instant Video, renforce le trait. Cette mini-série d’anticipation imagine le monde dans les années 1960, les Forces Alliées n’ont pas remporté la Seconde Guerre mondiale ; le monde est désormais divisé entre le Japon et l’Allemagne ; cependant, la tension entre les deux superpuissances va plonger les héros de la série dans des situations « extra-ordinaires ». Cette uchronie adaptée du roman éponyme de Philip K. Dick (1962) dirigée par Ridley Scott (cinéma, cinéma…) est transgressive et bouleverse nos croyances sur le bien et le mal.

« L’hollywoodisation » de l’entertainment digital, c’est une rencontre entre les notions d’expérience, d’engagement, de parcours d’usage multi-écran, et le système narratif très codifié de la TV : structure sérielle, boucle et circuit narratif, mythologie, intrigue courte et longue. Les opportunités seront fortes et fortes en adrénaline pour ceux qui sauront s’inscrire dans ce sillon. Reste à voir comment ce nouveau paradigme saura définir et développer une monétisation très hollywoodienne ! To be continued.

Article tiré de la revue N°14 consacrée à la « créativité »
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