4 mars 2016

Temps de lecture : 4 min

Les médias aiment la terreur qui aime les médias…

Le terrorisme moderne est un terrorisme symbolique : une orchestration de mises en scène, mises en signes et mises en sens. En cela, il est nécessairement dépendant des médias que cela provienne de la France et sa liberté ou des Etats-Unis et son libéralisme…

Le terrorisme moderne est un terrorisme symbolique : une orchestration de mises en scène, mises en signes et mises en sens. En cela, il est nécessairement dépendant des médias que cela provienne de la France et sa liberté ou des Etats-Unis et son libéralisme…

Tout se passe comme si le terrorisme contemporain ajustait sa communication aux pratiques de son époque. Dans son mémoire de fin d’études, Sophie Badie (aujourd’hui chargée de création & développement chez Sony Pictures) se penche sur la circulation et le traitement médiatique des crimes commis par Daesh -et ses différentes branches- qui font « des réseaux sociaux et du travail de l’image la clef de voûte de leur visibilité et (…) une arme de propagande massive. L’organisation possède à elle seule un véritable centre de réalisation de films au service de la diffusion de son idéologie, le Al-Hayat Media Center », mettant en scène la détermination impitoyable de leur puissance militaire.

L’invasion mondiale, fantasmée par la guerre sainte djihadiste, prend des airs de prédestination à l’aune de sa présence sur internet. Sophie Badie s’appuie sur les propos d’un traducteur de Daesh pour en dévoiler la stratégie pyramidale. Un premier étage, constitué de comptes officiels, diffuserait d’abord les messages propagandistes. Viendrait ensuite les comptes « gérés par des brigades de terrain » communiquant sur leurs victoires. Un dernier serait composé de comptes d’individus lambdas, unifiés sous une application certifiée Daesh proposant à ses membres de recevoir et diffuser ses dernières actualités via leurs comptes personnels. Fin 2014, près de 46 000 comptes djihadistes ont été recensés par la Brookings Institution.

Aujourd’hui, ce n’est plus sur le spectacle mais sur sa diffusion que Daesh semble tabler pour répandre la terreur, auprès à la fois  de ses ennemis et collaborateurs de sa cause. Les réseaux sociaux nous immergent dans une proximité efficace de l’évènement. Parce que nous sommes désormais acteurs de l’information, jamais la frontière entre réel perçu et réel vécu n’a été si poreuse : sous forme de live-tweets ou d’images-choc, le temps réel garantit l’instantanéité du transfert, informationnel et émotionnel.

De la diffusion à la circulation

À mesure que l’information se désinstitutionnalise, les journalistes perdent leur légitimité : dépossédés de leur pouvoir régulateurs, ils sont concurrencés, voire dépassés par des réseaux sociaux rendant l’information visible sans traitement intermédiaire. En définitive, nous sommes les médias contemporains : au delà d’une mission informative, internet nous donne accès à un espace public dérégulé qui appelle à l’action. Sans notre participation, les supports investis, numériques et sociaux, ne seraient que les formes fantomatiques d’un virtuel indépendant de la réalité. La terreur contemporaine apparait alors comme une co-construction. Et ses cibles, les garantes actives de sa circulation. Le 3 décembre dernier, point de Figaro, Monde ou Parisien à Matignon mais bien les cinq grands acteurs du web, Apple, Facebook, Google, Microsoft et Twitter, invités par Manuel Valls pour débattre des solutions de « contre-discours » à mettre en place pour lutter contre la propagande terroriste.

En relayant la violence par nos clics involontairement normatifs, ne contribuerions-nous pas à l’enrôlement des internautes en réseaux? L’imaginaire tribal, ressource par excellence de la propagande djihadiste, dérive à travers les espaces numériques mondiaux pour des raisons propres à chacun. Selon Sophie Badie, ce « low involvement consuming » conduit à minimiser l’intitulé de la recherche, quitte à tomber parfois « sur des images d’exécution qui ont été retweetées ou partagées, non pas par complaisance, mais (…) dans une logique de dénonciation ». Cette relative passivité pose la question de notre responsabilité en tant qu’acteurs médiatiques, car elle s’inscrit de facto dans un système algorithmique fondé sur un principe d’affinité : parmi l’infinité du web, seul l’attrait d’une information en garantira la visibilité.

Un terreau fertile ?

Dans son article « Il n’y aurait pas d’Al Quaida sans internet » publié dans Le Monde en 2006, Gilles Kepel s’attarde en premier lieu sur le nom de l’organisation. Se traduisant par « base » au sens de base militaire et de base de données, il instaure d’emblée une confusion sémantique entre guerre réelle et imaginaire technique. « Internet, écrit-il, crée une sorte de petite communauté de croyants virtuels dé-contextualisée (…) » dont l’autorité religieuse, parce qu’informatisée, se charge d’une « espèce de scientificité » sans visage.

Paradoxalement, le réseau internet mondialisé se définit par son éclatement. Pour le terrorisme, cela constitue à la fois l’opportunité idéale de son développement et l’élément qui le distingue du totalitarisme dans lequel tout est visible. S’instaure alors une dynamique de réseau labyrinthique propice à la fragmentation de sa communauté -notamment via le « deep web », soit les 94% de l’espace internet qui nous échappe complètement.

Les actions terroristes revendiquées par l’Organisation Etat Islamique (OEI) ont pour spécificité d’être non situées et pétries d’initiatives individuelles qui s’agrègent à sa cause. À l’image des Anonymous, l’OEI s’approprie l’idéal démocratique dont se réclame le web. Remportant un inexplicable succès auprès des techniciens, plaçant les femmes au coeur de ses offensives, le djihad, vu pourtant comme l’apologie du passé, présente une stratégie de communication de pointe. Ce qui souligne l’ambiguité profonde qu’il entretient avec la modernité.

« Le fait divers fait diversion » : derrière la terreur sociale spectaculaire, la réalité d’un régime totalitaire conquérant

Cette formule de Pierre Bourdieu colle à la communication de l’OEI : souterraine mais basée sur la circulation d’images à haute teneur émotionnelle, elle en opacifie la domination terrestre sous-jacente. C’est ainsi que nous pouvons parler d’Etat Islamique : une organisation politique et juridique, sous fond d’idéologie religieuse, d’un territoire délimité quoi qu’en expansion. Dans un article publié par Slate, le 24 novembre dernier, Jacques Benillouche pointe ce détournement de l’attention propre à la société du spectacle. « Quand les hommes utilisent de l’information, ils consomment de l’attention. La fonction d’émotion est de contrôler l’attention » écrivait déjà en en 1967 Herbert Simon. Or, la communication terroriste de l’OEI occulterait ses objectifs. Éminemment stratégiques, ils viseraient moins les pays occidentaux que la radicalisation de pays déjà affaiblis par les vieux conflits géopolitiques du Proche-Orient, notamment la Libye. A Raqqa, son quartier général syrien revendiqué, le pouvoir est déjà pris.

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