La data, outil désormais incontournable mais froid, rebute et suscite même la défiance. Sauf quand la créativité s’y applique avec une vraie ambition, celle d’émerveiller pour mieux connecter son auditoire. Explications de Mathieu Luhn, créatif chez Pixar Animations, rencontré par INfluencia lors de SuperNova, conférence organisée par Quantcast.
La data, la data, la data… oui, bien sûr ! Puisque selon Jag Duggal, senior vice president, product management de Quantcast : «Juste avant qu’elles ne se déclenchent, toutes les révolutions semblent impossibles et pourtant elles éclatent avec toutes leurs conséquences. Il en est de même pour la Data Revolution. En parler est important, d’autant qu’elle n’en est qu’à ses débuts. Ses applications vont bien au-delà de nos maisons, de nos voitures ou de nos plantes. Car son alliance avec notre culture ouvre une prospective très riche et des perspectives à l’infini. Sans compter l’effet de convergence créé par la multiplication des devices et notamment par l’ascendant pris par le mobile ». Un tout constituant une opportunité mais aussi une source de complexité tant cette matière ne serait rien sans une collecte et une utilisation faites à bon escient et à travers des prismes qui sortent des standards.
Car simplement transformée en logiciel ou algorithme, elle resterait au statut de chiffres et de statistiques dont l’efficacité n’aurait qu’une portée finalement restreinte ou peu convaincante. Allant même jusqu’à lasser et se faire contourner (comme le montre le succès des adblockers, encore eux !) puisque le client/consommateur la voit arriver de loin avec ses gros sabots. Le remède ? La créativité, encore et toujours la créativité. Un pré requis incontournable quand on veut faire de la qualité, partager, rayonner. Et qui concerne absolument tous les secteurs d’activité, comme le souligne Mathieu Luhn, Story Supervisor et Story Instructor chez Pixar Animations. Rencontré par INfluencia lors de la deuxième édition de Supernova, le colloque annuel organisé par Quancast à Londres, il nous explique pourquoi Pixar Animations a créé « A 113 », son département spécialisé pour collecter des données et les traiter avec art au point de rendre crédible n’importe quelle histoire même la plus farfelue.
INfluencia : le bon vieux dessin animé a t-il perdu son âme avec la technologie et la data?
Mathieu Luhn : non. De tous temps, grâce à la technologie et la science, l’homme, en dépit des erreurs et des essais ratés, a toujours essayé de créer. Notre secteur de l’animation et du film où l’artiste dessine, n’échappe pas à la règle et souvent pour le meilleur. Et comme disait déjà Walt Disney en son temps : « on ne peut réaliser du bon fantastique que si on connait bien la réalité ». Alors oui ! Faire des recherches et récolter des informations sur le corps humain ou animal est essentiel. Et notre métier ne pourrait pas s’en passer tant il gagne du temps pour faire autre chose. Comme étudier les gens, regarder comment ils bougent, comment ils s’approprient un objet, évoluent dans un lieu, se comportent avec les autres, les animaux, en fonction de telle ou telle situation ou actualité. Des analyses qui nous aident à rendre plus crédibles et fortes nos productions. Et, c’est primordial, car lorsque nos spectateurs -qu’ils aient 3 ans ou 75 ans- regardent l’un de nos films, ils ont envie de croire à la vie illusoire qui y est racontée.
IN : la data est incontournable, comment s’imbrique-t-elle dans votre processus de création ?
M.L. : c’est à la fois empirique et technologique. Et si passer par notre « Computer Generated Animation » est la meilleure façon de créer de l’animation, le bon programme ne se fait pas d’un seul clic d’ordinateur et de simples relevés de donnés. Il faut aussi une bonne dose d’humanité et de curiosité garanties par notre Character Animation Department où tous types d’expériences sont tentés. Ainsi, pour animer les soldats des « Toys Story », j’ai fait ma recherche en entravant mes pieds pour marcher. Nous sollicitons aussi régulièrement un psychologue en tant que consultant scientifique, pour comprendre comment les expressions du visage peuvent être améliorées. Idem pour les yeux -fenêtres de nos âmes- qu’il est important à chaque fois d’animer en tenant compte des 2 côtés du cerveau qui traduisent tour à tour le rationnel et l’émotionnel.
Les données ainsi pensées et utilisées permettent à nos spectateurs de se laisser capter plus volontiers, car quand un personnage lève les yeux en haut à droite ceux-ci savent immédiatement et intuitivement qu’il mémorise quelque chose… Ces micros expressions exploitées dans chacune des scènes sont parfois fugaces. Mais leur effet miroir, en jouant la vraisemblance et en envoyant des repères ou des émotions, aide nos images à mieux connecter notre auditoire qui s’identifie complètement même si la créature est un rat (« Ratatouille »), une voiture (« Cars »), un poisson (« Nemo »), un jouet (« Toy Story »).
IN : pour quels objectifs et quels résultats ?
M.L. : aujourd’hui nous sommes capables de développer 10 000 expressions différentes dont 3000 très marquantes. Nous les avons cataloguées en 8 catégories basiques allant de la joie à la tristesse en passant par la colère, la peur, la méchanceté, le contentement, la surprise… Ce qui nous donne un formidable outil de création qui nous permet de puiser exactement l’émotion recherchée et adaptée à la forme du visage de notre créature. Notre graal n’est pas de coller à l’exacte réalité, mais de la copier pour raconter une histoire avec un personnage qui soit le plus empathique possible. Et qui soit capable de se connecter avec tout le monde. Ainsi, tout ce travail de recherche et de mémoire ne sert pas qu’à la qualité de nos histoires, il a aussi un effet sur les rêves, l’imagination et le cours des pensées de nos spectateurs qui va bien au-delà du film. Et ça personne ne peut leur enlever !