12 avril 2016

Temps de lecture : 11 min

Création et régulation de la communication : les sept défis

Le pouvoir des consommateurs, l’avenir des marques ou bien encore le rapport publicité et nouvelles technologies. Tels sont certains des défis relevés et expliqués par Dominique Wolton, le directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, spécialiste des médias.

Le pouvoir des consommateurs, l’avenir des marques ou bien encore le rapport publicité et nouvelles technologies. Tels sont certains des défis relevés et expliqués par Dominique Wolton, le directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, spécialiste des médias.

Les rapports de force au sein de ce triangle ont beaucoup évolué en quatre-vingts ans. Lequel des trois bouleversera le plus l’équilibre actuel ? L’alliance temporaire avec les nouvelles technologies peut-elle faciliter ces réaménagements ? Une chose est certaine : le milieu de la publicité doit rester modeste, car rien ne dit que les sociétés actuelles, hypermédiatisées, interactives, « peopolisées », fascinées par la vitesse et les performances, les nouvelles consommations et dont le mode de la pub est souvent le symbole, ne seront pas l’objet d’une radicale critique, liée aussi aux soubresauts de la mondialisation.

Le monde de la publicité, trop lié à ce qu’il y a de plus discutable dans cette culture de la consommation et du narcissisme, pourrait en être le bouc émissaire. Attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain… conserver un équilibre entre mondialisation et identités culturelles. La mondialisation est d’abord, y compris dans le secteur de la publicité et de la communication, un fantastique processus de concentration économique et de rationalisation. Jusqu’où cette standardisation, nullement incompatible avec une segmentation en autant de communautés qu’il y a de marchés potentiels, peut-elle aller sans heurter de plein fouet l’autre mouvement d’affirmation, celui des identités culturelles, notamment nationales ? Le monde de la publicité et plus généralement celui de la communication sauront-ils résister à cette globalisation, être attentifs à cette revendication collective d’identité culturelle, et y répondre de manière authentique et non pas par le biais de nouvelles rationalisations ?

Autrement dit, qu’en est-il de la préservation des styles et des identités dans la publicité ? Deux valeurs fondamentales d’une diversité culturelle essentielle à maintenir, si l’on ne veut pas que la rationalisation inhérente à la globalisation devienne une cause radicale de conflits. La publicité, comme n’importe quelle industrie, est appelée à se concentrer, donc à se simplifier ou à maintenir des stéréotypes culturels locaux, alors même que son intérêt, depuis toujours, est de s’enrichir constamment des terreaux collectifs où elle se développe. L’identité et le style ne sont pas en effet seulement des variables économiques ; ils sont d’abord une réalité anthropologique indispensable. Dans les compétitions internationales de publicité, on voit d’ailleurs très vite ce rapport plus ou moins conflictuel entre la globalisation du message et la prégnance des identités. La diversité culturelle est un des enjeux politiques majeurs du xxie siècle . C’est dans ce sens qu’a été signée à l’Unesco, en 2005, la convention pour le respect de la diversité culturelle, dans laquelle la France a joué un rôle essentiel.

Jusqu’où la corégulation Le risque ?

À force de règles publiques et d’interdits, d’autorégulation, de dialogues incessants avec les différents protagonistes, le danger est d’étouffer la création. Le triomphe du « bien-pensant » au nom de la démocratie ! Le refus de la prise en compte du risque, de l’initiative et d’une offre nécessairement décalée. Problème éternel pour les arts et la culture. Quelles sont les limites de la prise en compte, soit des différentes composantes de la société et de leurs « légitimes revendications », soit de l’état de la demande ? Les deux risquent d’être un frein à la création, qui, par définition, est à la fois, inscription dans une certaine tradition et rupture. La publicité, à cheval entre création, commerce et société, risque bien, au nom de tous les bons sentiments réunis, de se réifier en une idéologie du politiquement correct. Son charme, au contraire, est d’être au milieu de plusieurs logiques et de maintenir dans ces décalages un peu de ce soufre dont nos sociétés démocratiques institutionnalisées manquent énormément. La langue de bois, nouvel horizon de nos sociétés égalitaires démocratiques ? Le triomphe de tous les lobbys au nom des libertés assumées ? La liberté menacée par trop de réification des libertés « légitimes » ?

Comparatisme et Europe

Afin de sortir des mâchoires du politiquement correct, il est indispensable de comparer et de tout faire pour souligner les différences de styles culturels. Oui aux publicités mondiales, oui surtout à la préservation des différences culturelles, sources d’autant de créativité. La standardisation imposée par la mondialisation, pour les voitures, les ordinateurs, les téléviseurs, en passant par l’urbanisme et les modes de vie, est telle qu’il n’est pas inutile de préserver les différences culturelles, dont la publicité peut être porteuse et visible dans la compétition mondiale. Mais la rationalisation rôde ici, à la mesure même de la standardisation des modes de vie et des enjeux économiques. Comparer, c’est laisser la possibilité, souvent bien maigre, d’innover.

L’Europe, une fois de plus, face à la domination des groupes anglosaxons peut, si elle veut, jouer un rôle essentiel, parce que les différences culturelles y sont considérables, avec 28 pays et 26 langues. Et 28 styles immédiatement perceptibles dès que l’on voyage. À condition que les Européens en soient fiers et fassent davantage, entre eux, ce travail de comparatisme et de valorisation de ces différences. Ce travail serait d’ailleurs très utile pour d’autres continents. Sinon, la publicité sera bientôt rangée, comme d’autres pratiques culturelles, au rayon de l’impérialisme culturel. Préserver la diversité linguistique est ici indispensable à côté de l’anglais ou de sa caricature. Notamment en valorisant toutes les langues romanes, qui représentent un milliard de locuteurs, dans des pays à forte création culturelle. Sans oublier le russe, l’arabe, l’hindi… Toutes les différences linguistiques sont sources de création . Plus les sociétés se tiennent dans l’espace ouvert de la mondialisation et de l’économie du marché, plus les identités culturelles sont centrales. Et la publicité doit rester présente dans ses deux dimensions contradictoires. Le comparatisme accélère la prise de conscience de cette diversité culturelle à préserver.

Jusqu’où le pouvoir au consommateur ?

La segmentation des marchés, et la connaissance des goûts du consommateur, facilitées par la traçabilité des nouvelles techniques, renforcent le discours d’une « publicité », au plus près du consommateur. « Je fais ce que je veux, quand je veux et je ne consomme que ce qu’il me plaît. » Avec un glissement de sens pervers : croire qu’être plus près du consommateur c’est être plus démocratique… Le consommateur-citoyen choisit, on ne lui impose plus rien, on le « respecte ». Mais, simultanément, la publicité est une industrie dont l’enjeu doit rester celui d’une offre si possible indépendante de la pression constante de la demande. Or aujourd’hui, avec toutes les traçabilités, analyses des goûts, segmentations et interactions, l’autonomie de l’offre est de plus en plus étroite. Le triomphe du consommateurcitoyen, c’est aussi la fin du risque de l’initiative. « Respecter » le consommateur, ce ne doit pas seulement être « à son écoute », c’est aussi être capable de le surprendre. On touche là les limites de ce mouvement qui, à force de renforcer le « pouvoir » du consommateur, peut le transformer en caïd.

L’avenir des marques

Celles-ci ont déjà un rôle économique et social. Certaines appartiennent autant à l’économie qu’à l’histoire ou au patrimoine mondial, au point qu’il y a parfois conflit, lors de concentrations économiques, quand la logique financière veut les faire disparaître. Un grand nombre de marques dépassent le cadre de l’économie. Avec la mondialisation, certaines d’entre elles symbolisent cette nouvelle échelle de l’économie, et d’autres au contraire symbolisent une certaine altérité. Les marques sont souvent les petites pierres blanches du Petit Poucet face à l’angoisse de l’ouverture au monde. Plus que des points de repères.

La question des marques, importante dans l’économie et la symbolique de la publicité, oblige à un effort spécifique de réflexion et d’action. La « distinction » au sens propre est indispensable à l’économie globalisée. Et ceci autant pour les biens que pour les services. Les marques, anciennes et nouvelles, sont en réalité un des lieux de lecture de l’incessant conflit entre l’économique et le culturel, avec au milieu la question anthropologique de la légitimité.

Publicité et nouvelles technologies

Les nouvelles technologies sont le lieu de toutes les promesses et de tous les pièges. La publicité aime ce qui est nouveau. Surtout les publicitaires, qui identifient trop souvent nouveauté et progrès… Et pourtant, comme le prouve sans cesse l’histoire, il y a loin de l’une à l’autre. En tout cas, la publicité, après avoir utilisé les murs, la presse, la radio, la télévision, est tombée presque partout en quasi-adoration, devant Internet. Quelle rupture réelle Internet et les réseaux apportent-ils dans l’histoire de la publicité ? Est-ce la nature même du message publicitaire ou les conditions de production, de diffusion ou d’interaction ? Pourquoi l’interactivité, alliée à la segmentation, est-elle considérée comme un facteur systématique de progrès pour le consommateur et le publicitaire ? Pourquoi y voir la principale révolution économique ? Pourquoi la publicité adhère-t-elle à ce point à l’idée que les réseaux sont une rupture culturelle radicale ? Pourquoi aussi peu de distance ? En réalité, là comme ailleurs, le problème n’est pas d’adapter la publicité, activité fort ancienne, culturelle avant d’être technique, aux systèmes d’information interactive, mais au contraire de savoir comment elle peut intégrer ces nouveaux outils dans une tradition complexe. Comment réguler, par exemple, le tsunami des données et de leurs interactions.

La perspective est alors bien différente. Par exemple, jusqu’où la vitesse d’interaction, inhérente aux réseaux, est-elle indispensable à la publicité, même si celle-ci depuis toujours est rapide car ses messages sont onéreux ? Ici, il s’agit d’une accélération technique dont il est supposé qu’elle « améliore » la communication publicitaire. Quel lien, et limite, y a-t-il entre la vitesse des dispositifs techniques et la nature de cette communication culturelle ? Jusqu’où la publicité a-t-elle intérêt à se fondre dans la tendance à l’élargissement sans fin, à l’ entertainment ? Dans des sociétés dont le modèle culturel est la transparence, la vitesse et l’interactivité, la publicité ne devra-t-elle pas, à contre-pied, jouer une certaine lenteur ? Le modèle économique si fragile et incertain d’Internet ne joue-t-il pas en faveur d’une plus grande prudence ? Pourquoi les murs, mais aussi la presse, la radio, la télévision, sont-ils si facilement considérés comme des médias « dépassés », alors qu’au contraire toute l’histoire de la communication illustre ce fait étonnant : aucune technique n’a tué les autres ?

Elles se superposent les unes aux autres et les activités culturelles précédentes, toujours appelées à disparaître, perdurent. Pourquoi une telle précipitation à croire que demain la vie sera totalement sur l’écran alors qu’il n’y a même pas le recul d’une génération et que rien n’interdit les revirements ? Pourquoi continuer à hiérarchiser entre « vieux » et « nouveaux » médias, alors que les plus récents de ces derniers seront, dans moins de dix ans, « vieux » et obsolètes ? Autrement dit, ce sont les performances mêmes et les promesses d’un monde toujours plus rapide, convivial, interactif, moderne, qui forcent la publicité à redéfinir ce qu’est réellement son apport et son rôle dans un monde qui ressemble de plus en plus à ce qu’elle mettait en scène ! Mais, hier, elle faisait rêver, justement parce qu’elle était différente de la réalité. Que devient ce rêve, si la publicité se contente d’être le double de la réalité ? L’émergence d’un monde qui « ressemble » de plus en plus à celui de la publicité oblige celle-ci, et c’est un bien, à rechercher, et réinventer, son originalité. Comment maintenir une différence entre le monde culturel de la publicité et la réalité sociale ? Comment une industrie tournée vers l’événement et l’instantané peutelle inventer un autre rapport au temps et à la vitesse ?

Conclusion

Si je peux résumer l’enjeu d’une industrie, toujours à la recherche d’une légitimité culturelle, je dirai que finalement la publicité ne se réduit pas à un rapport entre l’offre et la demande mais correspond aussi à une vision du public. L’absence de légitimité culturelle de ce secteur, comme de la communication en général, a favorisé ce glissement discutable, selon lequel tout ce qui va vers l’individualisation est un progrès. Même si chacun sait qu’il est plus facile de satisfaire des publics segmentés que le public de masse ! Avec en filigrane l’idée complémentaire, et fausse, que la logique de l’offre est moins sophistiquée que celle de la demande. D’autre part, il y a un lien entre le règne de la demande et cette tendance, qui va aujourd’hui vers la communautarisation et l’individualisation, considérée comme une avancée…

Voilà sans doute, au-delà des modèles économiques, des techniques, des mutations des comportements, la question de fond pour l’avenir de la publicité. Est-elle toujours une des activités symboles de la société avec son hétérogénéité qui la destine au grand public, ou bien est-elle devenue une logique communautaire et de niche ? C’est non seulement le rapport entre offre et demande qui diffère mais surtout la perspective globale de l’activité. Le paradoxe de cet engouement pour tout ce qui échappe au grand public est d’être contradictoire avec l’autre tendance, celle de la politique démocratique qui, en revanche, depuis deux siècles, ne cesse de s’affranchir d’un modèle étroit et censitaire, à la recherche de l’échelle la plus large possible, celle de la démocratie de masse, jusqu’au suffrage universel pour tous ! Et si l’on veut bien regarder l’évolution d’Internet, il est présenté comme de plus en plus légitime, parce qu’il y a de plus en plus d’internautes. Mais alors pourquoi Internet gagne-t-il en légitimité au fur et à mesure qu’il s’impose à tous, tandis que les médias de masse, qui ont toujours existé à cette grande échelle, sont suspects… ? Deux poids, deux mesures, selon le côté où l’on situe le progrès technique…

Pourquoi l’horizon de la politique démocratique est-il celui du grand public, et l’évolution des industries culturelles celui de la tentation de la segmentation ? La publicité et la communication appartiennent pourtant au modèle de la démocratie de masse qui demeure l’horizon normatif de la politique, et auquel se joignent d’ailleurs de plus en plus de pays émergents. Autrement dit, la question du rapport entre segmentation et grand public n’est pas seulement un problème technologique ou économique, c’est aussi un choix, voire une opposition, entre deux modèles de société. La force de la publicité, et de la communication, est de participer individuellement à une activité collective. L’une et l’autre appartiennent historiquement, mais aussi culturellement, au modèle de la société globale. Jusqu’où doiventelles rejoindre l’autre modèle culturel, celui de la segmentation ? Ou plutôt, pourquoi ne restent-elles pas fidèles à celui de la « société individualiste de masse » qui tente de réunir les deux dimensions contradictoires de l’individu et du collectif ? La publicité, centrale pour le rapport individucollectif, l’est aussi pour une autre question essentielle, celle de la liberté de création.

À force de tout réguler pour les meilleures raisons démocratiques, la publicité, qui est déjà à cheval entre trois logiques contradictoires, risque d’être emportée par le politiquement correct et la langue de bois démocratique. C’est ici que l’on retrouve le rôle du CEP. Celui-ci est certes une structure de réflexion éthique, mais il peut aussi veiller à ce que demeure dans la publicité une certaine liberté, effronterie, insouciance dont nos sociétés écrasées par la rationalisation ont fortement besoin. Autrement dit, le CEP ne veut pas être le gendarme supplémentaire de l’éthique, mais le lieu où l’on peut réfléchir pour conserver à cette activité indispensable un peu de ses ambiguïtés, décalages, créations, tensions, ruptures. À force de s’institutionnaliser, encore une fois pour les meilleures raisons du monde, nos sociétés deviennent tristes. Même l’art, rupture par excellence, se rationalise dans la spéculation et les stéréotypes. Raison de plus pour que la publicité, qui depuis toujours est dans cet entre-deux, revendique plus nettement cette liberté décalée. Raison de plus pour que le CEP et les instances complémentaires laissent émerger et s’exprimer quelque chose de différent, audelà des négociations et de l’autorégulation. Préserver la place de l’humour, de l’immédiat, voire de l’interdit. Éviter de « tout nommer pour tout normer » comme je l’avais écrit dans mon premier livre consacré à la révolution des mœurs. Faire d’une instance de l’éthique un lieu de préservation des décalages et des libertés, cela semble contradictoire avec l’idée d’éthique, mais ne l’est pas du tout dans une acception plus large de celle-ci, qui intègre justement une vision de cohabitation des visions du monde.

Après tout, dans un univers où tout devient normal, démocratique, négocié, représentatif, l’éthique doit aussi préserver ce qui est à côté, minoritaire, décalé. Le paradoxe est d’ailleurs que les libertés, même les plus chèrement acquises, se rigidifient dans des négociations, dont le résultat est souvent une extension du conformisme, et une plus faible tolérance à l’égard de ce qui est « a-normal ». Coincée entre la création, le commerce et la régulation, la publicité ne risque pas de glisser vers la subversion. Mais elle peut préserver cette dimension d’altérité nécessaire à nos sociétés. Et l’ARPP, par l’intermédiaire de ses différentes instances, être à la fois l’acteur de l’autorégulation et le défenseur d’une certaine audace, insolence, insouciance et prégnance des décalages … Qui y perdrait quelque chose ? Personne.

Avis à la pub, aux éditions cherche midi

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