14 avril 2016

Temps de lecture : 5 min

« Derrière le contenu se cache la question d’exister »

Dans notre société, il faut y mettre du sien pour que la conversation fonctionne, chacun y tenant une place bien spécifique qui le fait exister parmi les autres. Le philosophe François Flahault s'interroge sur le positionnement de chacun dans ce phénomène d'échange, aujourd'hui chamboulé par la technologie.

Dans notre société, il faut y mettre du sien pour que la conversation fonctionne, chacun y tenant une place bien spécifique qui le fait exister parmi les autres. Le philosophe François Flahault s’interroge sur le positionnement de chacun dans ce phénomène d’échange, aujourd’hui chamboulé par la technologie.

INfluencia : conversation, coopération et contrat

François Flahault : les sociétés occidentales modernes ont tendance à prendre le contrat comme modèle des relations humaines. Cela implique que la relation entre les personnes ne les concerne pas dans leur être, car on peut résilier un contrat pour se retrouver tel qu’on était avant. Le contrat suppose une certaine extériorité et permet par exemple la liberté de contribuer. Le texte de Paul Grice*, l’un des premiers travaux linguistiques sur la conversation, s’appuie implicitement sur le modèle du contrat.

Pourtant, à mon sens, ce n’est pas une bonne description de ce qui passe réellement dans une conversation, car on y vit une expérience d’interdépendance qui peut aussi bien se traduire par une bonne entente que par des tensions ou des conflits. Quand la conversation « marche bien », chacun y met du sien. Mais cet engagement ne tient pas seulement aux intérêts dont on pourrait tirer profit. Le lien de la conversation, c’est que le sentiment d’être soi est impliqué. Ce qui fait qu’on ne peut pas maîtriser pleinement le cours des choses. Pas de clauses, pas de contrat.

IN : place du locuteur / désir de reconnaissance

FF : un désir de reconnaissance se joue dans la conversation, avec en toile de fond le désir d’exister dans l’esprit des autres. Car l’être humain n’existe pas seul. On a souvent l’impression que l’on parle à cause du sujet de la conversation, de son contenu. Mais derrière ce contenu se cache la question d’exister, d’avoir sa place parmi les autres. Mais plus on manifeste un désir pressant d’exister, d’être jugé pertinent, plus les autres peuvent avoir l’impression qu’on se sert d’eux pour exister. La Rochefoucauld appelait amour-propre ce que l’on désigne aujourd’hui par le désir d’être reconnu, d’exister dans l’esprit des autres.

IN : démocratie et tyrannie dans la conversation/ la part de l’écoute

FF : le désir de prendre sa place ne fait pas forcément perdre de vue le désir de rendre les autres heureux. Dans ce cas, la parole va aller de l’un à l’autre, chacun peut y trouve son compte, ce qui constitue une sorte d’idéal de la conversation. Mais on éprouve spontanément davantage de plaisir à parler qu’à écouter. Le plaisir d’écouter se développe, mais il requiert un travail sur soi.

Le comportement tyrannique, despotique, de celui qui monopolise la conversation la tue à son profit. C’est un défaut récurrent : le désir d’exister est souvent un désir de pouvoir. Dans le contexte démocratique de la conversation, cela pose la question de l’écoute. Apprendre à mesurer son propre temps de parole, c’est apprendre à l’estimer comme les autres l’estiment, alors que nous avons tendance à sous-évaluer le temps durant lequel nous parlons. Il s’agit également d’apprendre à éprouver un intérêt pour la personne qui parle. Pour ce qu’elle dit, mais aussi pour ce qu’elle est. Quand on parle trop, on ennuie les autres. L’écoute est un devoir moral, mais elle peut devenir une source de plaisir et de satisfaction quand elle permet de découvrir quelqu’un, de comprendre une idée…

IN : existence et coexistence / l’expérience du bien commun vécu

FF : le désir d’exister est un désir d’amplification de soi, qui peut se déployer de deux manières différentes : une mauvaise et une bonne. La mauvaise, c’est le désir de remplir les autres de soi. On est souvent dupe de son propre désir d’exister, on n’entend de ce qu’on dit que le côté informationnel et pertinent, alors qu’on est en train de se faire valoir. Dans une réunion de service, par exemple, un collaborateur va argumenter sur un point technique en soulignant qu’il en a discuté avec tel expert mondialement connu. Il se focalise sur la chose pertinente, l’avis de l’expert. Ainsi, il met en valeur le fait que celui-ci en a parlé avec lui, sous-entendu : « ce n’est pas n’importe qui et donc, moi qui vous parle, je ne suis pas n’importe qui non plus ». Il s’exprime à deux niveaux, explicite et implicite.

La bonne manière, qui va permettre à chacun de trouver sa place, c’est d’intérioriser une autolimitation dans son désir d’exister dans l’esprit des autres, afin que ceux-ci puissent se sentir bien aussi. Il en résulte ce que j’appelle un bien commun vécu. Quand on parle d’une « ambiance de travail », par exemple, on évoque un bien commun vécu. Chacun se sent être avec les autres, ce qui est réconfortant, et le bien-être de chacun est renforcé par le fait que les autres aussi se sentent exister. Tout le monde y gagne. C’est là un bien commun intangible, et pourtant, il est bien réel.

Cette notion de bien commun vécu a fait l’objet de peu de réflexions approfondies, car elle ne se quantifie pas. Et nous avons tendance à ne prendre en compte que ce qui se compte. Le bien commun vécu, autrement dit la bonne ambiance de travail, est une « externalité positive ».Celle-ci intéresse l’entreprise pour des raisons bien compréhensibles : les gens seront plus motivés et elle permettra au final de dégager des profits plus élevés. On voit là toute l’ambiguïté de la politique de ressources humaines, qui dit viser le bien-être mais attend des résultats chiffrables, des salariés plus impliqués, un travail de meilleure qualité, etc. Mais il n’est pas possible d’engendrer la bonne ambiance et la confiance quand on le fait pour des raisons seulement intéressées : les salariés flairent le double jeu et du coup, se méfient.

IN : nouvelles technologies de communication / fil du temps

FF : dans un face-à-face, le temps est commun, interconnecté et interdépendant. Quand on communique par Internet, il y a toujours un délai possible, on ne répond pas immédiatement. De plus, on écrit, on ne parle pas. S’agit-il réellement d’une conversation ? Certains utilisent Internet pour fuir la présence des autres sans pour autant se couper du monde. Notamment certains adolescents qui ont du mal avec la question physique, leur place, ou le fait de devenir un homme ou une femme… Internet leur donne la possibilité d’entrer en relation, sans mettre tout cela en jeu.

J’ai constaté, dans les entreprises, qu’on choisit l’oral pour dire quelque chose d’agréable et l’écrit pour un message désagréable. Dire le désagréable est toujours coûteux : on va devoir affronter la personne dans une relation conflictuelle qui va lui faire mal et nous atteindre aussi. Mais il faut bien voir que celui qui reçoit un message désagréable par écrit se sent d’autant plus méprisé, ce qui envenime les relations. Or, moins la confiance règne, plus il y a de stress, de mal-être. Et par conséquent, davantage de dysfonctionnements.

Les êtres humains ne peuvent pas se défaire de la relation villageoise. Nos lointains ancêtres vivaient en groupes restreints, dans une société d’interconnaissance. C’est indépassable : les humains ne peuvent pas vivre hors sol. Or, aujourd’hui, il y a peu d’interconnaissance là où on habite. Dans nos sociétés, c’est le lieu de travail qui remplit cette fonction de village. Il faut donc favoriser le contact direct, mêlant le formel et l’informel. La question des relations hiérarchiques est tout aussi cruciale : certains managers, notamment dans les grandes entreprises, vivent comme des colons : ne voyant que leur carrière, ils ne se sentent pas liés à leurs subordonnés dans le poste temporaire qui est le leur. Les contacts informels ne sont pas du temps perdu, ni pour la créativité, ni pour la qualité. Il faut savoir les favoriser, dans une juste mesure évidemment.

Illustrations : Juliette Léveillé 

Article tiré du hors-série INfluencia : La Conversation

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