Nous naviguons entre abstraction et réalité lorsqu’il s’agit d’appréhender l’influence en tant que telle. Rusons : analysons les représentations qu’on s’en fait, pour tenter de « réfléchir » ce talent de l’acteur à produire ce flux, cette infime force impensable, mais agissante… Deuxième partie de l’article écrit par Etienne Candel, maître de conférence au CELSA.
Dans le monde de l’abstrait, ou plus précisément dans le monde de la culture, du proprement humain, les choses sont beaucoup plus complexes. Torturer un homme ne suffit pas à le faire parler ; présenter les meilleurs arguments rationnels peut ne pas suffire à convaincre une personne amoureuse ou un directeur de communication… Avec des causes fortes, en somme, on n’arrive pas toujours à produire les effets escomptés face à la Cause que peut représenter une représentation, une idéologie, une idée fixe, etc. L’esprit ne se comporte sans doute pas de façon causaliste. Le héros, dans la Résistance, c’est d’ailleurs celui qui a su se soustraire au déterminisme de l’influence et à la logique de l’autoconservation. Alors, pourquoi utilisons-nous tant cette notion, qui vaut plus pour la nature que pour la culture ?
Parce qu’il y a aussi une efficacité spécifiquement sociale de la notion. On se reconnaît des influences (The Cramps, Basquiat), on déclare avoir agi sous influence (d’une personne, d’une substance ou d’une idée), on vise à exercer de l’influence dans nos stratégies quotidiennes face à un collègue, un client, un ami, un conjoint, etc. Et dans le champ même du droit, qui sous-tend notre existence en société, l’influence apparaît de diverses manières pour caractériser des abus et des irresponsabilités (du trafic d’influence à l’abus de faiblesse et l’influence de la folie). Même insaisissable ou indéfinissable, la notion d’influence agit entre les hommes ; même si nous ignorons ce qu’elle peut être au juste, nous sommes prêts à y croire parce que c’est une croyance utile.
Un je-ne-sais-quoi indispensable
Autant dire que l’influence, dans le régime social approximatif du sens des choses, se trouve quelque part entre la mécanique, le charisme, la maladie, le prestige. C’est un je-ne-sais-quoi, et de ce fait même c’est l’objet d’enjeux et de stratégies. Nous connaissons, en communication, des « stratégies », des « indicateurs » et beaucoup d’« experts » de l’influence. Et même, ce que nous appelons la communication et les communicants repose d’ailleurs sur une réduction de tout un champ humain aux seules pratiques de la « communication d’influence » (qu’elle soit interne ou externe, politique ou marketing). L’influence, c’est, de fait, l’horizon que se donne la communication comme pratique professionnelle. Mais pour en faire une pratique professionnelle et un référent tangible, il faut encore qu’à cette visée opérationnelle et stratégique s’adjoignent, comme appuis et étais, des preuves et des allégations.
Une question (de) rhétorique
Par le passé, les formes fascinantes de la persuasion ont mené les hommes à penser la rhétorique, à faire de cette matière la base structurante à la fois des études scolaires et de la démocratie – il fallait savoir parler et savoir écouter pour être un bon citoyen. Or, la leçon de la rhétorique est que tous ces phénomènes par lesquels on pouvait gagner l’adhésion d’un public étaient des phénomènes complexes, entre le discours, le pouvoir et l’autorité. Depuis Aristote et jusqu’aux sciences de l’information et de la communication contemporaines, on analyse non seulement le discours en tant que tel, mais aussi le corps de celui qui s’exprime, la disposition du public, le monde tout autour qui conditionne les représentations de l’orateur comme de ses auditeurs.
Et l’on conçoit que le champ du social, qu’il s’agisse d’œuvrer aux affaires publiques ou de conclure une négociation commerciale, relève de logiques culturelles : parfois, c’est une référence commune – un lieu visité ? un livre lu et relu ? une connaissance en commun ? – qui va soudain emporter l’adhésion de l’autre.
Comment le chiffre devient R.O.I
Aujourd’hui, en quête d’autres matérialités, d’autres preuves et d’autres approches de l’efficacité sociale des idées, le champ de l’influence s’est progressivement vu dominer par le prestige et l’imaginaire euphorique du numérique (à la fois « informatique » et « chiffre »). Deleuze disait que désormais, dans nos sociétés, « le langage numérique du contrôle est fait de chiffres ». L’influence est ainsi devenue avant tout une affaire de chiffres ; il faut, dans le système qui lie le client à ses prestataires, motiver le ROI (ou retour sur investissement), et produire les signes d’une efficacité chiffrable des stratégies.
En raison d’un besoin professionnel bien réel, des gens de bonne volonté (et d’autres de mauvaise foi) essaient de rendre compte de phénomènes qui, certes, n’en finissent pas de nous échapper, mais sur lesquels l’état du champ les mène à faire des tableurs et des slides. En quelque sorte, le besoin de pouvoir faire des promesses et de pouvoir les contrôler mène à produire des chiffres au titre d’allégations. C’est là que les approches de la notion d’influence doivent savoir devenir plus complexes : par des analyses fines, situées, locales, précises (qualitatives, comme on dit) ; mais aussi en prenant en compte l’effet réflexif ou auto-réalisateur de ces mécanismes. En effet, si l’influence comme objet est en partie créée par ceux qui la mesurent et la promettent, alors leur impact sur le social est structurant. Il ne s’agit en fait jamais que d’un jeu complexe de miroirs, celui-là même que l’on trouve au cœur de la culture.
Retrouvez la première partie de cet article : Audience et influence : des chiffres, des lettres et un je-ne-sais-quoi