Inventée en 2008, la « blockchain » est longtemps restée dans l’anonymat de la sphère financière, avec le bitcoin comme porte-étendard. Sa révolution annoncée est aujourd’hui décryptée. Mais de quoi parle-t-on ?
S’il faut avoir de la tolérance pour l’ambigu, la technologie dite de la « chaîne de bloc » s’adresse donc aux apôtres de Gandhi et Martin Luther King. Simplement parce que personne ne connaît encore aujourd’hui toutes les possibilités et les conséquences de ses diverses utilisations possibles.
Mais au fait, la « blockchain », c’est quoi ? Elle se définit comme un mécanisme informatique permettant de transférer et d’enregistrer de manière ultrasécurisée l’ensemble des échanges opérés entre les acteurs d’un même réseau qui ne se connaissent pas, et ce indépendamment de toute autorité centrale. L’objectif rappelle l’utopie des premières heures de l’Internet libre et solidaire : remplacer les opérateurs opaques par un système de contrôle distribué entre les utilisateurs eux-mêmes.
Alors : technologie vraiment innovante – qui s’apprête à profondément modifier notre écosystème socioéconomique – ou tendance façon soufflé condamnée à retomber aussi lentement qu’elle est montée ? « Quelque chose est en train de se passer, on ne sait pas exactement quoi », a résumé avec beaucoup d’à-propos Abir Oreibi, directrice générale de la Lift Conference de Genève, grand rassemblement européen en février 2016 des start-up virtuelles et des visionnaires du Web. Vivek Wadhwa, professeur aux prestigieuses universités de Stanford et Duke aux États-Unis, et chroniqueur pour le Washington Post, réagit au phénomène.
INfluencia : chaque année, une nouvelle technologie émerge et doit changer le monde. Dans la plupart des cas, ce n’est pas le cas. Vous-même avez déclaré il y a trois mois que la blockchain allait avoir un impact énorme sur nos sociétés et nos vies. Comment présenteriez-vous la justification de ceux qui comme vous prédisent une révolution blockchain ?
Vivek Wadhwa : je dirais qu’une tendance est clairement installée, que les technologies évoluent exponentiellement et avec convergence, rendant possible l’extraordinaire. Beaucoup d’avancées technologiques ont lieu simultanément et il est difficile de tout le temps choisir les vainqueurs. Mais les possibilités de la blockchain sont sans fin. En plus du controversé Bitcoin, qui en 2015 a gagné en crédibilité auprès de détaillants comme Overstock.com, la blockchain est devenue la base d’une centaine d’innovations accroissant son développement. Mais la blockchain n’est pas seulement utile pour la finance, c’est comme un grand livre de comptes qui peut servir à enregistrer pratiquement tout ce qui peut être digitalisé : les certificats de naissance et de décès, les mariages, les titres de propriété, les actes notariés, les diplômes, les contrats, les votes, les carnets de santé, etc. La blockchain possède le potentiel pour transformer la vie de milliards de gens qui n’ont pas accès aujourd’hui aux infra-structures juridiques et administratives, un acquis pour nous, dans les pays développés.
IN : comme vous l’avez dit, la blockchain sert de base à la création de technologies qui lui sont amarrées. Est-ce pour cela que pour la très, très grande majorité des gens, qui ne sont pas experts, elle est encore incomprise et perçue comme une arme du darknet ?
VW : les gens ne comprennent pas la différence entre Bitcoin et blockchain. Il faut la création de plus de devises digitales et de produits implémentés sur la blockchain pour que l’opinion générale soit au moins plus claire. Dans sa forme actuelle, la blockchain de Bitcoin fait face à plusieurs problèmes ; elle n’est ni contrôlée, ni régulée, elle est sujette à des grosses fluctuations de prix et s’est forgée une mauvaise réputation à cause de tous ceux qui l’ont utilisée sans la moindre éthique. De plus, le minage des bitcoins consomme beaucoup d’énergie et pâtit d’imperfections dans son design. Une version 2 des bitcoins pourrait se révéler être une bien meilleure solution. La blockchain a un énorme potentiel pour donner naissance à de nouvelles devises mieux gérées. Si vous regardez l’évolution du Web, beaucoup des premiers acteurs n’ont pas duré et les outils ont énormément évolué. C’est pareil pour la blockchain.
IN : jjustement, peut-on dire que la blockchain de 2016 est comparable à l’internet du début des années 1990 ?
VW : oui, c’est une très bonne façon de la décrire. Nous avons maintenant une nouvelle plateforme sur laquelle construire de nouvelles solutions. Nous ne pouvons même pas imaginer les possibilités. Il va y avoir beaucoup d’échecs et quelques succès, qui, je le répète, vont changer le monde.
IN : vous avez écrit dans un billet publié dans le Washington Post que la blockchain était « incorruptible ». Qu’entendez-vous par là exactement ?
VW : je veux dire par là qu’elle est difficile à hacker et à manipuler. Chaque utilisateur conserve une copie du registre et il est difficile de changer un historique des transactions. Évidemment, même si ce sera plus compliqué pour eux, elle sera pénétrée par les gouvernements et le crime organisé. Chaque technologie possède deux faces, une bonne et une mauvaise. Des gens et des sociétés tirent mauvais profit de l’Internet, répandent des virus et espionnent autrui.
IN : la blockchain serait-elle finalement la parfaite émanation de notre société connectée ?
VW : j’aime beaucoup votre concept, mais la société est beaucoup plus complexe qu’un registre distribué. Franchement, je ne comprends pas encore moi-même les implications de ses constructions et ses évolutions.
IN : nous voyons déjà des marques, des banques et même des villes et des pays intéressés par la blockchain, est-ce une bonne nouvelle pour les citoyens et est-ce que cela sonne la fin de son idéologie de départ ?
VW : une fois encore, c’est comme pour le Web, que certaines personnes ont commencé à utiliser de manière innovante. Il en sera de même avec la blockchain et ses successeurs. Ce n’est pas la technologie ultime, c’est un tremplin vers d’autres futures technologies nouvelles.
IN : mais ne voyez-vous donc aucun danger dans les milliers d’utilisations différentes de la blockchain ?
VW : je vois les mêmes risques que pour toutes les autres technologies. Chacune possède un côté obscur – lorsqu’il en est fait mauvais usage. Le plus ennuyant ici, c’est que si vous perdez la clé, il n’y a aucune manière de déverrouiller le cadenas. Même nos banques ont des protections pour leurs clients et leur argent ; avec un mot de passe et des sites Web, vous pouvez toujours réinitialiser. Comment faire cela avec la blockchain, et qui solliciter pour y arriver ? Et puis, contrairement à ce que j’ai déjà entendu, la blockchain n’est pas le seul levier digital de contrôle de ses données pour les citoyens, c’est juste une implémentation.
IN : si on vous dit, en détournant les mots d’Abraham Lincoln, qu’elle est « la démocratie technologique du peuple, par le peuple et pour le peuple », êtes-vous d’accord ? Et craignez-vous une utilisation pernicieuse par de grosses entreprises dans un futur proche ?
VW : la blockchain est une force « démocratisante » parce qu’elle fait disparaître un intermédiaire et permet aux contrats digitaux de s’imposer. Une fois de plus, personne ne sait encore comment cela sera utilisé, en bien ou en mal. Ainsi évoluent les technologies : elles avancent rapidement, sont utilisées pour des choses auxquelles même ses créateurs n’avaient pas pensé, puis dépassées par d’autres technologies.
Illustration : Priscille Depinay