« We make technology disappear. » Dans un milieu dominé par la technologie, Rand Hindi a une vision naturaliste de notre futur qui détonne… À 31 ans, jeune aigle porteur depuis trois ans de la start-up Snips, il se bat bec et ongles pour défendre son ambition : faire voler toujours plus haut l’intelligence… artificielle.
INfluencia : commençons par le début : comment définissez-vous l’intelligence artificielle (I.A.) ?
Rand Hindi : j’ai une définition très simple et très globale : l’IA, c’est donner un comportement autonome à une entité. Donc ça ne se limite pas aux robots… Et surtout, il ne faut pas confondre intelligence artificielle et conscience humaine, comme le font si souvent les médias.
IN : vos travaux vous valent d’être certainement l’homme le plus en vue dans la discipline, qu’est-ce qui a subitement changé pour que l’i.a. redevienne le sujet technologique en vue ?
RH : il y a eu convergence de trois phénomènes. Primo, on a beaucoup plus de données qu’avant et ça permet d’entraîner des algorithmes : le big data facilite l’apprentissage. Secundo, la puissance de calcul est devenue tellement accessible qu’on fait ces calculs massifs facilement. Tertio, l’apparition de nouveaux algorithmes, il y a cinq, six ans, a résolu certains types de problèmes et a complètement chamboulé le domaine.
IN : la vie connectée selon vous : paradis ou cauchemar ?
RH : cela dépendra de la relation qu’on aura avec les objets dans le futur. Si on regarde comment on interagit aujourd’hui avec ces objets, ça reste très explicite : il y a une vraie distinction entre la façon dont nous vivons notre vie et la façon dont la technologie nous demande d’interagir avec elle. Résultat, avec à peine deux ou trois objets connectés, on vit une friction constante dans l’utilisation des technologies. Si on arrive à une centaine d’objets connectés, ça ne pourra pas fonctionner. On va passer notre journée à essayer de faire marcher quelque chose et réagir à des dizaines de notifications au lieu de faire des choses intéressantes ! Ce scénario, c’est le cauchemar absolu. Et personne n’en veut ; le marché va lui-même rejeter cette option.
Quelle est l’alternative ? Si on injecte de l’intelligence artificielle dans les objets, nous n’avons plus besoin d’interagir autant avec eux puisqu’ils sont capables de devenir autonomes et d’apprendre à anticiper nos intentions. On peut en ajouter autant qu’on voudra, on aura la sensation d’être déconnecté. Ce monde-là, c’est le paradis. Il est absolument nécessaire que toute cette technologie disparaisse à l’arrière-plan, qu’on vive nos vies de manière fluide, avec les bénéfices de la techno, mais sans jamais la sentir.
IN : cet effacement de la technologie, est-ce vraiment un scénario réaliste ?
RH : si on prend un peu de recul, on a vécu la même chose avec l’électricité. Au début, c’était quelque chose d’hyper tangible, cher, on s’électrocutait… et progressivement, ça s’est amélioré, on en a mis partout et on l’a progressivement oublié. Aujourd’hui, elle fait partie de notre quotidien, sans provoquer plus de friction que ça. C’est ce principe que l’IA va nous permettre d’atteindre avec les objets connectés.
IN : mais en cas de tempête majeure, on redécouvre vite que l’électricité peut créer des frictions ! sans infrastructure solide, l’i.a. ne règle pas grand grand-chose…
RH : c’est vrai, mais le problème de l’électricité vient de sa production centralisée. Quand on parle d’objets connectés, au contraire, on parle de milliards d’objets répartis et qui forment une espèce de mesh (*), qui s’affranchit d’un serveur centralisé : ça crée plus de résilience. Cette décentralisation crée par nature un réseau plus robuste. D’ailleurs, quand toutes les maisons seront devenues productrices d’énergie, on verra sans doute disparaître les grands problèmes de coupure.
IN : à quelle échéance peut-on espérer l’avènement de l’hyper connexion grâce à l’I.A. ?
RH : ces dix prochaines années, le but va surtout être de minimiser la friction. Le point de rupture va se produire à peu près dans quinze ans. En 2030, il y a une convergence de faisceaux qui fait qu’on peut espérer l’avènement d’une technologie devenue transparente grâce à l’IA.
IN : quels verrous subsistent d’ici là ?
RH : la gestion du respect de la vie privée est critique parce qu’il nous faut vraiment beaucoup de data. Le jour où on pourra brasser des grands volumes de données encryptées, qui protègent l’utilisateur, on va lever beaucoup de limites. Il se passe des choses actuellement en cryptographie, ça devrait permettre d’accélérer le mouvement.
IN : « A.I. with privacy » fait partie de votre philosophie de travail, pourquoi ?
RH : faire disparaître la techno de la vie des gens, ça ne marchera pas si tout le monde est flippé parce qu’on récupère des données sur leur vie ! Nous devons donner des garanties. Regardez les abus du xxe siècle quant au respect de la vie privée : on ne sait jamais comment demain ces données seront utilisées. C’est la raison même pour laquelle les notions d’éthique et de protection des données sont non négociables : par défaut, les data ne doivent pas être accessibles.
IN : sur quels scénarios d’usage travaillez-vous ?
RH : aujourd’hui, on s’intéresse en particulier aux smartphones et à la manière dont les gens s’en servent au quotidien. Moi, je sais comment j’utilise mon téléphone et ce que je vais lui demander, mais lui, il ne sait rien. Résultat, je suis obligé de passer par des dizaines d’applis ou logiciels différents pour une tâche simple. Par exemple, je vais à un rendez-vous, je dois ouvrir le mail de mon interlocuteur pour récupérer l’adresse, la copier dans Google Maps… Puis ouvrir l’appli de taxis pour en commander un… Ce va-et-vient constant entre les applis nous fait perdre un temps fou ! Notre objectif est d’apprendre un maximum de choses sur la vie des gens pour récupérer toutes les données pertinentes sur leur quotidien, puis automatiquement leur suggérer les applis pertinentes en fonction du lieu et du moment de la journée. Cela va jusqu’à proposer des applis pas encore installées dans le téléphone ; par exemple, si vous voyagez en Asie, vous proposer instantanément l’appli de taxis de la ville dans laquelle vous vous trouvez.
IN : et le rêve le plus… fou ?
RH : c’est d’avoir des centaines d’objets autour de nous qui font leur vie de leur côté et dont on n’a plus besoin de se soucier. La communication entre ces objets sera plus importante que la communication entre ces objets et nous.
IN : plus d’I.A., c’est un humain qui réfléchit moins ?
RH : au contraire, ça va nous libérer d’un certain nombre d’actes inutiles et chronophages. L’IA doit nous permettre de dégager du temps pour nous consacrer à des choses plus intéressantes, plus enrichissantes. Tout fonctionne autour de toi sans ton intervention, ça ne fait pas de toi quelqu’un de moins intelligent, mais ça te permet de réfléchir à plein d’autres sujets passionnants. Sommes-nous plus bêtes parce que la mémoire de nos smartphones nous évite d’avoir à retenir des dizaines de numéros de téléphone ? La plasticité du cerveau et sa manière de réallouer des neurones à de nouvelles tâches sont encore bien difficiles à prévoir ; on va probablement développer de nouvelles compétences et de nouvelles zones de savoir ; on va peut-être voir apparaître une asymétrie entre les cerveaux gauche et droit. Mais on ne va pas perdre de neurones à cause de l’intelligence artificielle.
Il faut voir l’intelligence artificielle comme un outil qui efface toutes les frictions quotidiennes et permet de se concentrer sur ce qui fait de nous un être humain. J’ai une conception naturaliste de l’IA. Les auteurs de science-fiction se plantent souvent à cause de la manière ultra explicite dont les technologies sont décrites. Alors que, pour moi, le futur ressemblerait plutôt au monde de 1920, mais avec une technologie à notre service, invisible, transparente. À partir de là, la relation avec le monde sera déconnectée, ou plus exactement on ne sentira plus du tout la connexion.
(*) La caractéristique structurante des réseaux “mesh” est la fonction symétrique de tous ses équipements : chacun peut jouer indifféremment le rôle de terminal ou de station de base (dans la terminologie des réseaux centralisés).