27 juin 2016

Temps de lecture : 5 min

La programmatique peut-elle ruiner les médias ?

Faut-il avoir peur du futur de la programmatique ? Pour le patron de la plateforme Smart AdServer, la menace d'une ultra concentration du marché laisse planer le danger d'une dépendance malsaine et pernicieuse des médias et éditeurs. Une prise de conscience est réclamée. Explications.

Faut-il avoir peur du futur de la programmatique ? Pour le patron de la plateforme Smart AdServer, la menace d’une ultra concentration du marché laisse planer le danger d’une dépendance malsaine et pernicieuse des médias et éditeurs. Une prise de conscience est réclamée. Explications.

« Et il sortit des richesses en abondance. Il en tirait des capitaines d’autres âges en grand uniforme, des caisses cloutées de toutes sortes de choses précieuses et des femmes habillées richement mais comme elles ne s’habillent plus « . « La Jetée » d’Henri Michaux, date de 1929. Celle des Cannes Lions date de 2016. Elle est toujours aussi opulente mais l’ostentation n’émane plus de la même source. Les nouveaux riches de l’Ad Tech ont remplacé les anciens nantis du contenu : bienvenue dans la pub digitale et programmatique du futur. Les médias et les agences doivent-ils en avoir peur ? La question peut paraître gratuitement flippante mais elle ne fait qu’interroger sur les dangers de l’ultra-concentration d’un marché dont seront bien trop dépendants les éditeurs d’ici cinq ans.

Depuis deux ans le Rich Media et le format liés renforcent le poids des promesses de la programmatique sur le marché de la pub online. Propriété du fonds d’investissement franco-chinois, Cathey Capital Private Equity, Smart AdServer s’est imposée comme une plateforme publicitaire de référence pour les acteurs premium. Quinze ans après son lancement par aufeminin.com, la plateforme publicitaire directe et programmatique reçoit temporairement sur son yacht arrimé à la jetée cannoise.

Alternative auto-déclarée à Google, Smart AdServer profite comme ses concurrents d’une croissance historique, mais son CEO, Cyrille Geffray, met en garde (par simple altruisme ?) : sans régulation politique ni prise de conscience urgente des éditeurs, le spectre d’un Big brother de la programmatique pèsera comme une épée de Damoclès sur les têtes des médias. La menace n’est pas fantôme. Entretien avec un patron d’Ad Tech contrarié.

INfluencia : est-ce que cette jetée quasi monopolisée par l’Ad Tech symbolise finalement l’avenir de la pub online ?

Cyrille Geffray : Oui mais dans cinq ans au lieu d’avoir vingt yachts on en aura peut-être plus que trois.

IN : par la faute d’une ultra concentration du marché ?

C.G. : oui, c’est une évidence ! Si aujourd’hui je veux racheter un ad server, il n’y en a pas en Europe ni en Amérique Latine, et peut-être un ou deux aux USA. Il n’y a donc déjà plus beaucoup de possibilités d’acquisitions. Soit ils appartiennent déjà à des groupes, soit ils ont mis la clef sous la porte. Dans dix ans, on aura des Google puissance 10 qui auront des moyens illimités et feront ce qu’ils veulent. Si vous avez deux ou trois acteurs de programmatique qui contrôlent l’ensemble de la monétisation en ligne, qu’en plus ces acteurs sont des non-européens qui ne payent pas d’impôts en Europe et emploient aux Etats-Unis, vous avez potentiellement tout un écosystème qui peut être complètement délocalisé.

IN : l’intérêt général économique doit-il donc prévaloir en France et en Europe sur l’intérêt privé individuel ?

C.G. : oui, car c’est une problématique sociétale qui englobe la fiscalité, l’emploi et l’innovation. Tant qu’il n’y avait pas de programmatique, les parts de marché de Google étaient plus circonscrites mais la réalité, c’est que dans dix ans quand tous les médias seront digitalisés sur la programmatique, les enjeux financiers seront énormes. Or, si un ou deux acteurs contrôlent ce marché, ils peuvent décider du jour au lendemain de la vie ou de la mort d’un éditeur qui n’a pas une ligne éditoriale à celle souhaitée. On y va tout droit. Ce qu’on a vu avec le search était selon moi une petite répétition de ce qui peut se passer dans quelques années dans la programmatique.

IN : la prédiction est inquiétante. Pourquoi est-elle autant ignorée par les acteurs concernés ?

C.G. : c’est devenu un vrai sujet à cause de la vitesse avec laquelle évolue le marché, mais je ne crois pas que tous les acteurs, que ce soit les sociétés ou les autorités, aient bien perçu ces problématiques. C’est peut-être plus proche que ce qu’ils pensent et avec des conséquences plus lourdes que celles qu’ils imaginent. Pour les médias, le marché évolue tellement vite que c’est très compliqué d’avoir une vision à quatre ou cinq ans. Beaucoup ont des contraintes de budget à court-terme, ils essayent déjà de finir l’année… donc comment voulez-vous qu’ils aient une stratégie à quatre ans. Ils sont dans la survie. Quand tu as le feu à ta baraque, tu ne réfléchis pas à tes projets de vacances… C’est une vision court-termiste compréhensible mais qui ne va pas dans le sens de leurs intérêts ni de ceux du marché.

IN : comment donc éviter l’inévitable ? Quelqu’un a-t-il la réponse ?

C.G. : c’est d’abord aux autorités de jouer leur rôle de régulateur et de s’en assurer. Il y a une vraie problématique de législation publique aux niveaux national et européen en plus d’une prise générale de conscience quant à l’intérêt d’une multiplicité des acteurs. Parce que sinon tout le monde va en pâtir, les éditeurs, les agences et les lecteurs.

IN : vous ne pensez pas le marché capable d’assurer cette régulation ?

C.G. : non je ne crois pas, il y a tellement d’argent en jeu et les acteurs sont déjà fragilisés par la mutation de leur marché publicitaire.

IN : ce danger implique-t-il pour vous comme pour vos concurrents une nécessité d’expliquer et d’éveiller ?

C.G. : le genre d’interlocuteurs n’est déjà plus le même, là cela se passe beaucoup plus à un niveau politique. On doit être encore plus proche des décideurs, locaux ou internationaux. Il faut aussi être hyper international pour ne pas être dépendant d’un marché local. Nous avons cet avantage là, mais pour les boîtes françaises ou allemandes qui n’ont pas franchi cette étape et sont en frontal avec un mastodonte, elles peuvent mettre la clef sous la porte en un an ou deux. Ce n’est pas sain de laisser les choses se faire sans régulation. Or quand les dés seront jetés, on ne pourra plus agir et il n’y aura pas de marche arrière possible.

IN : ne croyez-vous pas que pour que les politiques agissent, il faut chez le grand public une meilleure connaissance de ce qu’est la programmatique ?

C.G. : c’est une question intéressante ! La première prise de conscience doit venir des leaders d’opinion et des médias avant tout. Ce sont les premiers concernés. Si demain, ils se retrouvent face à des boîtes dont nous pouvons faire partie, qui sont ultra puissantes et décident de 80% de leurs revenus publicitaires, ils deviennent des éditeurs de contenu qui s’en remettent complètement à un tiers. C’est une ultra dépendance très dangereuse.

IN : mais quelle est la marge de manoeuvre des médias et éditeurs ?

C.G. : il faudrait déjà plus de discussion entre eux pour en prendre conscience et soulever ce point auprès des autorités. Il faut que, tous ensemble, on aille plus loin dans la réflexion sur ce qui est en train de se passer. C’est colossal. Imaginez demain que toutes les entreprises qui, dépendant du marché de la pub en France, soient tributaires de deux ou trois sociétés. On l’a vu dans les télécommunications, quand deux ou trois acteurs dominent ce n’est plus très concurrentiel.

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