Le rapport à la beauté sera-t-il rendu fondamentalement différent dans le futur ? En posant simplement cette question, on sous-entend presque déjà beauté technologique, ou beauté-dans-un-monde-où-la-technologie-connectée-sera-omniprésente-et-omnipotente…
Si la question mérite bien sûr d’être posée, limiter la beauté du futur à une beauté ″technologically enabled″ est sans doute par trop réducteur. La technologie s’insère dans une vision de la beauté déjà en mutation pour des raisons bien plus vastes, qui ont davantage trait aux évolutions d’état d’esprit des femmes – et des hommes – dans une période de changement sans précédent.
La beauté a souvent été qualifiée d’art de la transformation, que l’on retrouve encore dans une partie du théâtre traditionnel asiatique : des gestes rituels et codifiés qui permettent de modifier son apparence pour la mettre en conformité avec une fonction, une identité, un personnage social. En bref, de correspondre à une norme favorable dans la société dans laquelle évolue l’opérant : femme de cour, mais aussi chamane, dirigeant ou dirigeante, les codes de l’apparence ont souvent été indissociables de la fonction sociale.
Ces codes se sont matérialisés jusqu’à la dernière décennie en une beauté normée, dont les canons ont certes évolué, mais qui restait un objectif à atteindre pour bénéficier d’un retour sur investissement : réussite, séduction, statut social. Puis, la beauté a évolué avec la revendication nonindividualiste en une expression positive et valorisée de soi : comme Dove le mettait si bien en scène, elle devait révéler l’identité -positive- de chacun.
Aujourd’hui, dans un moment de profond brouillage identitaire, une nouvelle évolution de la relation à la beauté apparaît. Exprimer qui je suis exige d’abord… de savoir qui je suis. Or, la période actuelle se caractérise par une remise en cause de l’identité individuelle, avec la perte ou la décrédibilisation progressive des repères qui permettaient jusqu’alors cette construction identitaire : absence d’utopie porteuse, conflits intra-partis politiques, scandales au sein des religions, crise de la croissance et du progrès. Le Bien et le Mal s’affrontent à coup d’experts au sein de chaque courant de pensée, laissant chacun perplexe. Et les codes de l’apparence eux-mêmes s’en trouvent bouleversés, dès lors que celle-ci ne sert plus un modèle de réussite unanime : la beauté qui mène au / et témoigne du succès matériel et de la performance est en voie d’obsolescence, laissant le champ libre à une autre beauté que le futur se doit d’inventer : celle qui mène au / et témoigne du bonheur.
Dans ce futur incertain pourtant, l’esthétique est cruciale. Suivant la pensée de Gilles Lipovetsky dans L’esthétisation du monde, dans un monde chaotique le beau est le nouveau bon, voire le nouveau Bien. Ecoutons nos jeunes, qui saluent la prouesse d’un camarade, un bon mot ou un clip vidéo particulièrement réussi d’un « trop stylé ! ». Ce n’est pas par hasard que l’expression utilise un jugement esthétique pour témoigner d’une émotion favorable : elle valide non plus une apparence normée, mais un mouvement, un geste esthétique intense, qui fait exister plus fort son auteur. Le beau devient un marqueur d’expérience positive : peu importe si c’est bien, mal : si c’est beau, alors c’est bon. Et surtout, c’est vrai, vrai pour moi : l’émotion esthétique ne ment pas car elle est ressentie de l’intérieur et participe sans doute beaucoup plus de la construction identitaire aujourd’hui qu’un discours, un sermon ou une norme que l’on regarde avec la défiance de ceux qui ont déjà été abusés par les orateurs et les sermonneurs.
La beauté de demain n’est plus seulement l’art de la transformation, c’est l’art du devenir. Même chose, direz-vous ? Oui, sauf que c’est la destination qui change : dans le premier cas il s’agit de se transformer de manière codée pour atteindre un résultat connu à l’avance, alors que la beauté de demain aspire à « se faire devenir soi, en mieux ». Elle épouse résolument la quête identitaire, et c’est là que la technologie entre en jeu. Dans la société de demain, que souhaitons-nous devenir, et quelle définition de la beauté nous le permettra ?
Deux mouvements presque opposés semblent se dessiner
Devenir autre, muter, évoluer est une vraie tentation : utiliser le maquillage 3.0, les devices de beauté connectés pour devenir un better-myself, avec en point de mire le transhumanisme de Raymond Kurtzweil. Dans cette transformation-là, la beauté travaille à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur pour en finir une fois pour toutes avec les beauty ennemies que sont le vieillissement, le stress, la pollution. Elle propose d’agir sur les déterminants physiques intrinsèques avec des nano-particules actives ou des nano médicaments qui viennent agir sur nos cellules, et modifier jusqu’à l’ADN. Elle propose aussi d’expérimenter de multiples apparences de manière simple et rapide avec des masques 3D qui permettent de passer d’une esthétique à l’autre, de s’essayer à plusieurs identités différentes au gré des humeurs, des situations et des opportunités. Elle propose le transformisme et l’invulnérabilité comme promesses ultimes, renouant au passage avec les fameux « philtres de beauté » qui donnent des pouvoirs et des aptitudes variables à leur possesseur, en version virtuelle cette fois-ci. Elle propose de devenir des Real Humans.
Ce scénario est sans doute le plus simple, et le plus médiatisé. Mais si l’on y regarde bien, tout miser sur cette hypothèse d’une beauté techno-transformiste n’est peut-être pas le pari gagnant à coup sûr. La beauté connectée fait miroiter un monde où la machine gèrera les gestes rituels, fera l’effort de maquillage et d’apparence à la place du sujet. Mais qu’arrivera-t-il quand chacun pourra sur un simple clic adopter l’un des 20, 30 ou même 100 looks prédéfinis ? Le talent de maquillage, l’effort, le rite des gestes qui participent beaucoup de la valorisation du résultat auront disparu, dans un monde où tout le monde peut obtenir un résultat identique et standardisé grâce à la technologie connectée. Identité individuelle et singularité feront à nouveau défaut, laissant la beauté vide de sens, sans créativité, expression de soi ni différenciation.
Or, c’est précisément dans le hasard du résultat que réside la puissance des gestes de beauté, et qu’opère la magie de la transformation positive. Si le procédé est à 100% paramétré pour un résultat identique et conforme à chaque fois, il y a fort à parier que l’humain remettra de l’imparfait, de l’imprévisible pour retrouver la magie du rituel beauté, et sa singularité imparfaite. Et plus globalement, dans un moment de déstabilisation identitaire, se chercher dans de multiples styles faciles à appliquer sera sans aucun doute enthousiasmant… au début. Mais l’objectif restera in fine de se trouver dans un soi plus durable, et de construire une apparence stabilisée qui petit à petit résonne davantage avec ses aspirations intérieures.
La beauté du futur et les acteurs qui proposeront leurs solutions devront donc garder à l’esprit que la beauté est affaire de valorisation du processus de beauté (et pas seulement du résultat), et que la technologie mal employée peut, en fait, dévaluer la relation à la beauté en proposant un hyper-choix, hyper-rapide et hyper-simple qui réduit l’auteur à un « cliqueur sans mérite et sans âme ». Pas stylé ! Avec beaucoup ou peu de technologie, la beauté du futur devra probablement aller dans le sens d’une personnalisation créative qui laisse une vraie marge d’expression, de jeu, de talent et surtout de recherche à chacune et chacun, seul ou en partage tribal.
Au-delà d’être des providers de solutions connectées, les marques devront sans doute y jouer le rôle d’inspirateurs et de coach créatifs, aidant chacun à trouver son « mouvement esthétique », bien au-delà du seul maquillage : quel environnement favorable pour déployer son style, quelle activité sportive pour façonner son corps, quel travail sur l’expressivité de son visage ? quel environnement sensoriel pour développer son aura et son charisme ? En fait, même au futur, la beauté parlera de plus en plus de soi.