Quand la loi se mêle de certains secteurs industriels, les entreprises sont forcées de changer et dans certains cas les marques peuvent trinquer sévère… C’est le cas des cigarettiers qui vont peut être perdre leur capital immatériel, c’est à dire leur image. Mais au final qui les regrettera malgré, pour certaines, un siècle d’existence…
En application de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, dite loi « Santé », les paquets de tabac vendus en France devront se présenter sous la forme d’un paquet neutre et ce, à compter du 1er janvier 2017. Publiés au Journal Officiel du 22 mars 2016, un décret et un arrêté d’application du Ministère de la santé précisent que les paquets de cigarettes devront être de couleur « Pantone 448C » (vert kaki) et que la marque du fabricant ne pourra être représentée que de manière verbale, « sur une ligne, en caractères Helvetica pondérés, normaux et réguliers, de couleur Pantone Cool Gray 2C de finition mate » et « de police 14 au maximum ». Cette nouvelle réglementation concerne les paquets de cigarettes, le tabac à rouler ainsi que les cartouches de tabac.
Depuis le 20 mai dernier, les fabricants de tabac sont tenus de fabriquer uniquement des paquets neutres afin d’être en mesure de ne livrer que ce nouveau type de paquet à compter du 20 novembre prochain. Cette mesure intervient dans le cadre de la transposition de la directive européenne du 3 avril 2014 sur les produits du tabac. Alors que cette directive se contentait notamment de fixer des dimensions minimales pour la taille des avertissements de santé sur les paquets de cigarettes, le Parlement français a également souhaité réglementer l’apparence intégrale des paquets.
La France rejoint ainsi l’Australie, l’Irlande ou encore le Royaume-Uni parmi les pays ayant instauré le paquet neutre, censé dissuader les consommateurs et lutter contre le tabagisme. C’est alors une bataille juridique qui s’ouvre à présent pour les industriels du tabac afin de défendre et faire valoir leurs droits de propriété intellectuelle et tout particulièrement leurs droits sur leurs marques. Ainsi, sitôt publié au Journal Officiel du 22 mars dernier, la société Japan Tobacco International a annoncé qu’elle allait contester le décret devant le Conseil d’Etat. Le 10 mai, c’est la société Seita, filiale française de l’Imperial Tobacco, qui a annoncé saisir la haute juridiction administrative.
Déjà strictement encadrés par la loi « Evin » qui interdit la publicité pour les produits du tabac, les droits des industriels du tabac sur leurs marques apparaissent réduits à néant avec l’adoption du paquet neutre. En effet, d’après les textes d’application de la loi « Santé », le dispositif du paquet neutre ne permettra plus qu’aux seules marques verbales d’être apposées sur les paquets de cigarettes. Or, le portefeuille de marques des industriels du tabac se compose majoritairement de signes figuratifs (le dromadaire de Camel, le casque ailé des Gauloises, la pastille de Lucky Strike, etc) ou semi-figuratifs (les lettres stylisées de Marlboro, la typographie de Davidoff, etc).
Privées du droit de figurer sur les paquets de cigarettes, les marques composées d’éléments figuratifs ne pourront plus être exploitées alors même que la fonction essentielle d’une marque est bien de permettre au consommateur de distinguer des produits ou des services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises.
Pourtant, saisi à l’initiative des parlementaires à propos de la loi « Santé », le Conseil constitutionnel a validé le dispositif du paquet neutre dans sa décision du 21 janvier dernier. Si dans un premier temps, il a réaffirmé qu’au rang des droits garantis par la Constitution figurait le droit de propriété, et notamment « le droit pour le propriétaire d’une marque (…) d’utiliser celle-ci et de la protéger ». Il a jugé dans un second temps que le paquet neutre ne présentait « aucune atteinte manifestement au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre », compte-tenu de l’objectif poursuivi de protection de la santé. Selon le Juge constitutionnel, « le propriétaire de la marque régulièrement déposée conserve ainsi la faculté de l’utiliser auprès des consommateurs, même si cette possibilité est strictement encadrée ».
On voit pourtant mal dans quelle mesure le propriétaire de la marque conserve la possibilité de l’utiliser auprès des consommateurs. L’équilibre entre les droits de propriété intellectuelle et la protection de la santé semble ici être rompu. Dans ce contexte et sous réserve que le Conseil d’Etat n’invalide pas le décret d’application, cette interdiction d’utiliser les marques figuratives et semi-figuratives soulève deux problématiques juridiques. D’une part, la question épineuse de l’indemnisation des industriels du tabac reste à résoudre. Privés de la possibilité d’exploiter leur patrimoine immatériel, ils subissent nécessairement un important préjudice. En ce sens, il convient de rappeler qu’outre sa fonction de garantie de provenance du produit ou du service, la marque a aussi une fonction d’investissement ou de publicité. Publié en 2014, un rapport de la société de courtage Exane BNP Paribas avait ainsi estimé qu’en Grande-Bretagne, le préjudice d’une telle mesure pour les industriels du tabac s’élèverait entre 9 et 11 milliards de livres.
D’autre part, l’utilité pratique pour les industriels du tabac de conserver dans leur portefeuille d’actifs immatériels des marques figuratives et semi-figuratives pour des produits désignant du tabac se pose. En contrepartie du monopole accordé sur un signe, son titulaire doit exploiter sa marque dans la vie des affaires. A cet égard, le code de la propriété intellectuelle prévoit une action en déchéance de la marque ouverte à toute personne intéressée dans l’hypothèse où la marque n’est pas exploitée sérieusement pendant une période ininterrompue de cinq ans.
Une exception légale fait toutefois obstacle à la déchéance : le cas où le titulaire peut se prévaloir de « justes motifs » pour expliquer le non-usage de la marque. Le dispositif paquet neutre ayant pour effet d’empêcher l’usage de ces marques, leur titulaire devraient par conséquent pouvoir s’en prévaloir. En ce sens, la Cour de cassation a récemment reconnu que les dispositions interdisant la publicité sur le tabac, issues de la loi « Evin », constituaient un juste motif à l’inexploitation d’une marque.
Les titulaires auront toutefois tout intérêt à garder en vigueur leur portefeuille de marques, en gardant à l’esprit l’adage selon lequel « ce que la loi fait, la loi peut le défaire ».