Une recette de quiche. Un petit montage rigolo sur Emmanuel Macron. Une vidéo qui explique le conflit syrien en 1 minute. Une autre recette de quiche. Pas exactement la même, parce qu’ici, accrochez-vous, on y met du thon plutôt que du jambon. L’audace quoi.
La vidéo est partout. La vidéo est tout le temps. Elle cannibaliserait presque les autres formes d’expression. Au point qu’on scrollera sans doute un jour, jusqu’à des images d’Emmanuel Macron en train d’expliquer le conflit syrien tout en cuisinant une part de quiche. En moins d’une minute bien sûr. La question qui se pose est donc celle d’une possible saturation. D’une sur-utilisation du format qui pourrait causer sa ruine. Ce format, il faudrait le protéger pour ne pas qu’il lasse. La preuve avec Les 101 Dalmatiens.
La quantité tue la qualité
En 1961, Disney sort ce qui deviendra l’un de ses futurs grands classiques : Les 101 Dalmatiens. Et là, c’est l’emballement. Cette race de chiens peu commune se retrouve piégée par un phénomène de mode précurseur de ce que sera la soudaine passion mondiale pour les poissons clowns après Le Monde de Némo. Les élevages n’arrivent pas à suivre la demande. Les chiens sont mal croisés, les reproductions se font à la chaîne. N’importe qui se met à vendre des dalmatiens. Puisque refuser quelque chose aux petits enfants occidentaux semble inenvisageable, la race perd de sa superbe et menace carrément de disparaître.
La quantité va tuer la qualité. Jusqu’à ce que quelques vétérinaires malins lancent la rumeur suivante : le dalmatien est un chien dangereux. Sans doute soutenue par quelques cas de dérapages causés par la production de masse de l’animal, la rumeur prend et la demande baisse. La race survivra. La vidéo traverse-t-elle la même période de son histoire ? Risque-t-elle de décliner, de devenir « mauvaise » ? La « race » peut-elle mourir de son succès ?
La dé-démocratisation
Conséquence formidable de la dématérialisation : tout le monde ou presque peut aujourd’hui faire de la musique, du cinéma, de la télé, bref, du média. Sauf que si vous faites un tour sur votre feed, vous constaterez sûrement que les contenus proposés sont en grande majorité des vidéos et que ces vidéos ne sont que très rarement l’œuvre de vos contacts personnels. Derrière l’objectif de l’iPhone, il y a des producteurs de contenus. Globalement : des médias.
Seul problème, dans un feed dont l’algorithme un poil dictatorial fait la part-belle à la vidéo et coupe le reach de presque tout le reste, chaque média est, de fait, condamné à faire de la vidéo. Pensez aux éleveurs de chiens américains qui n’ont pu vendre que des dalmatiens du jour au lendemain. Cette race n’était pas forcément leur point fort, mais le marché les a poussés à la production. Certes, tout le monde peut faire une Insta Story. Mais tout le monde ne peut pas organiser la communication sociale de son média autour du format. Tout le monde n’a pas le talent pour et encore moins les moyens de bien le faire.
Parce que oui, le vilain secret de cette affaire est que si faire une (bonne) vidéo est clairement moins cher qu’il y a quelques années, cela reste plus cher que d’ouvrir un document word. Ce qui est une démocratisation d’un moyen d’expression pour le grand public ne l’est pas forcément pour les média eux-mêmes. Ceux qui tirent leur épingle du jeu en réussissant à faire de belles productions sont rarement (jamais) de jeunes acteurs. Typiquement, Great Big Story réalise de formidables sujets et collecte de très belles stats. Typiquement, GBS est une succursale de CNN. Si l’information ne passe plus que par la vidéo, l’information, un temps démocratisée, redeviendra le privilège des « gros » et le journalisme, une féodalité.
Wall-E
Après Pongo et Perdita, voilà Wall-E. Pour ceux qui se souviennent du film, il nous dépeint un futur morne, au milieu duquel une espèce humaine avachie n’est plus capable du moindre effort et se trouve victime d’un surpoids généralisé. À elles seules, les vidéos de recettes des Tasty et consort devraient, quoi qu’il advienne, réussir à faire grossir tout le monde. Mais pire, la généralisation du format vidéo, l’obligation pour les média d’accaparer l’attention des internautes avec des formats courts et punchy et ultra-simplifiés (voire caricaturaux), pourrait, à terme, engendrer la disparition d’une autre espèce : celles des lecteurs.
Soyons clairs, un internaute, un spectateur et un lecteur sont trois choses différentes. Et la génération qui vient, la silhouette de l’avenir, ressemble beaucoup plus à celle d’un « scroller » qu’à celle d’un lecteur. Un lecteur commet un acte. Il est actif. C’est pour ça que lire est plus difficile que de lancer Netflix. Un spectateur est passif. Si ça n’est sans doute pas le premier pas vers un monde à la Wall-E, ça y ressemble un peu. En attendant de savoir ce qu’il se passera, reprenons donc une part de quiche.