« Pour garder vos clients, laissez-les être infidèles ». Puisque la tendance du pluriamour touche aussi les consommateurs dans leur relation aux marques, le CRM à la papa doit accepter de faire sa mue pour reconsidérer l’individu dans toute sa complexité. Partisan d’un nouveau CRM émotionnel et expérientiel basé sur l’humain, le groupe FullSIX France publie un manifeste actant un repositionnement qui devrait faire jurisprudence. Entretien.
» Le CRM c’est une connerie. Il est temps de l’utiliser pour construire une vraie relation client « . Obnubilé par ses lubies technologiques, trompé par les leurres commerciaux des court-termistes qui ont finalement transformé l’or en orfraie, le CRM s’est égaré. Dans son plaidoyer pamphlétaire publié l’an passé dans Forbes, le CEO d’Apptentive, Robi Ganguly, réclame l’avènement du CRM relationnel au profit du CRM transactionnel. Parce qu’elles n’ont pas compris que son acronyme même place le consommateur dans la position inconfortable de celui qui subit, les marques se sont trop longtemps arcboutées sur les cloisons opaques de la fidélité. Trois ans après une étude qui mettait déjà en exergue la différence de définition entre marques et consommateurs, la remise en question est urgente : la fidélité des consommateurs n’a jamais été aussi forte que lorsqu’ils se sentent libres de leurs choix.
» La fidélité, tout le monde essaie de l’obtenir, mais peu s’y prennent convenablement « , constate Paul Voit, directeur de Coniq France. » Avec l’irruption du numérique et de l’intelligence artificielle, l’enjeu pour les marques est bien de construire une relation attentionnée avec leurs clients; l’empathie, la bienveillance, la personnalisation demeurent des valeurs premières pour susciter les émotions qui convaincront, rassureront, satisferont et fidéliseront un client « , assure Eric Dadian, président de l’Association Française de la Relation Client.
S’il est acquis que les nouvelles technologies continueront de transformer profondément l’expérience client -50% des entreprises pensent que l’internet des objets et l’intelligence artificielle auront des applications concrètes dans la relation client- elles ne remplaceront pas l’humain pour autant. Cette primauté de l’Homme et de ses attentes dans un CRM plus axé sur l’émotion, FullSIX France en est tellement convaincu qu’il en fait son axe de repositionnement. Pour conforter une certitude sûrement nourrie de son échec stratégique passé, le groupe a carrément pris le pouls du citoyen lambda en interrogeant 600 Français.
Reconsidérer l’individu dans toute sa complexité
De son étude sur la fidélité des clients et l’avenir du CRM, la filiale du groupe Havas a retenu 10 points pour en faire les piliers de son nouveau manifeste, intitulé » Brands & Customers proof of love « . Persuadé que le CRM à la papa est terminé, que ses pratiques doivent changer, et qu’il souffre du silotage dans les entreprises, FullSIX veut bousculer les codes. » Il faut certes revoir les fondamentaux mais surtout trouver un meilleur équilibre. Non, le CRM n’est pas mort, il doit juste mieux se compléter avec d’autres services comme par exemple la R&D. Place à l’expérience du consommateur « , résument Jean-Marc Huleux, président de FullSIX France et Samir Amellal, directeur général de FullSIX Paris. INfluencia les a passés au grill.
IN : en distinguant le people du customer est-ce une manière de » déclientiser » le consommateur, donc de le considérer d’abord comme un citoyen, donc de rendre plus intime une relation humaine et plus uniquement client ?
Jean-Marc Huleux : nous préférons le terme people car nous voulons aborder l’individu dans toutes ses dimensions. Nous ne pouvons plus réduire les personnes à des statuts de clients. Nous pensons qu’il faut tenir compte de toutes les composantes des individus, le spectre est plus large. L‘approche consumer a pour objectif de faire acheter, nous avons la conviction que cela est devenu beaucoup plus complexe. L’individu attend davantage de la part des marques pour avoir envie de les consommer.
IN : est-ce que l’ère du Citizen Relationship Management est née et sonne-t-elle le glas de ce que vous appelez le CRM à la papa ?
Samir Amellal : nous ne considérons pas le CRM tel qu’il a été théorisé comme étant totalement désuet. En revanche, il a été dévoyé pour des raisons technologues, organisationnelles et pour bien d’autres raisons que nous évoquons dans notre manifeste. A l’ère des CivicTech, évidemment nous souhaitons reconsidérer l’individu dans toute sa complexité et dans une séquence relationnelle incluant d’autres considérations que le produit ou la marque !
IN : FullSIX a payé les frais de ses erreurs de stratégie, il y a cinq ans. Aujourd’hui, l’agence conforte tout un repositionnement sur une étude qui balaie ce qui a été fait depuis dix ans. Ce besoin de confronter vos convictions aux Français, c’est celui d’un désir authentique pour redorer le blason de la pertinence publicitaire dans la relation entre le consommateur et la marque ?
J-M H. : c’est une autocritique que nous réalisons à travers la publication de ce manifeste. Notre discours est en effet sincère, puisque nous nous faisons le relais de ce que nous ont enseigné les Français questionnés dans le cadre de notre étude. Nous souhaitons accompagner l’évolution des gens dans leur rapport aux marques. La véritable rupture vient du fait que les marques ne sont plus les reines du temps. Elles ne peuvent plus décider de quand elles communiquent auprès des individus. Les gens décident, en fonction de leurs envies ou de leurs humeurs, à quel moment ils peuvent/veulent écouter la marque.
» L’omerta » commence à se briser
INî: vous n’êtes pas les premiers à constater des lacunes dans les leviers privilégiés de fidélisation. Pensez-vous ouvrir une boite de Pandore qui va renverser la table du CRM classique ?
S.A. : nous avons conscience que nous n’emporterons pas tous les suffrages en portant un tel message. Néanmoins, nous sommes de plus en plus nombreux en tant que professionnels du CRM à subir le manque d’évolution du métier. Que cela soit au sein des agences ou chez les annonceurs, nous partageons la frustration. » L’omerta » commence à se briser, certaines agences et certains annonceurs osent admettre ces lacunes, longtemps occultées. La boîte de Pandore est donc déjà entre-ouverte.
IN : dans ce marché en pleine mutation converti au disruptisme permanent, est-ce encore vraiment courageux de dire qu’il y a des pratiques qui ont des limites et qui doivent changer ? N’êtes-Vous pas surtout dans un constat tellement criant qu’il ne laisse pas d’autres choix que le changement ?
J-M H. : nous sommes dans une posture d’action. Aujourd’hui nous ne prenons pas la parole sans chercher à donner une suite concrète à travers nos actions, qui aille dans le sens de nos propos et des informations que nous avons glanées à travers cette étude. Nous exposons notre volonté d’accompagner les marques et, in fine les individus vers une voie qui nous semble être celle que tous les acteurs attendent. Puisque nous nous sommes adressés aux principaux intéressés, nous pensons que nous devons dévoiler la teneur de leurs réponses à l’ensemble de la profession. Entre le penser et le faire, nous avons choisi d’essayer de faire.
IN : affirmer que les leviers classiques de la fidélisation sont d’abord perçus comme une contrainte et une entrave à la liberté est une chose, réussir le pari de fidéliser en prônant l’infidélité en est une autre. Comment comptez-vous vous y prendre ?
S.A. : nous critiquons surtout la jalousie. Nous sommes persuadés que la fidélité est une histoire de reconquête permanente. Les enseignements reçus au cours de nos différents parcours académiques nous ont laissés quelques traces, comme le précepte répandu qui indique qu’un client acquis coûte X fois moins cher qu’un prospect à convertir. Cela nous éloigne du sujet principal : la reconquête permanente des clients. Dans tous les cas, l’ère n’est définitivement plus à la rétention. Nous voulons penser la reconquête dans tous les domaines, y compris dans l’expertise CRM.
IN : la fidélité est-elle devenue un non-sens alors qu’elle n’a jamais été aussi recherchée par les marques, qui se battent déjà pour la sacro-sainte attention, si difficile désormais à capter ?
J-M H. : la fidélité est davantage devenue un vœu pieux qu’un non-sens. Notre sujet peut être appréhendé de manière désaxée : il faudrait alors s’attacher à accompagner l’infidélité. Qui peut encore croire que les offres prix règlent le problème de la fidélité aux marques ? Les aspirations et les envies des individus est ailleurs et l’étude des émotions le prouve en permanence. Nous suivons le cours de l’histoire et de l’évolution de nos métiers, davantage que nous en cassons les codes. Nous avons appris tous ensemble, nous avons bâti nos métiers à plusieurs. Agences ou annonceurs, l’aventure ne fait que continuer.
IN : c’est bien beau de casser les codes, encore faut-il en construire de nouveaux. La transition sera-t-elle longue et pénible ?
J-M H. : notre époque ne nous autorise plus la longueur dans nos prises de position ou dans leur concrétisation par des actions. Et la pénibilité n’est pas un mot qu’il convient d’utiliser dans notre profession. Les annonceurs sont nombreux à comprendre qu’il faut avancer vite et faire évoluer nos métiers ensemble, vers de nouvelles pratiques qui tiennent compte des émotions des gens pour mieux leur adresser les messages des marques.