The Kooples, American Apparel, Supreme, Pacco Rabbane, Saint Laurent, Céline, Tommy Hilfiger ou Dolce & Gabbana… Quel est le point commun de ces marques de vêtement ? Toutes ont mis en avant, récemment, des mannequins seniors au sein de leur publicité.
Un choix que l’on retrouve dans d’autres secteurs dans lesquels les produits sont pourtant destinés à des consommateurs de tous les âges : l’automobile (Citroën), l’alimentaire (Evian), le cosmétique (Dove) ou encore les services (La Poste, SNCF).
Pourquoi les marques font-elles appel à ces mannequins seniors ?
L’utilisation des mannequins âgés peut avoir des buts divers pour les marques : cibler un public senior de façon explicite, fédérer les jeunes en dénigrant la vieillesse, ou encore donner au produit présent dans la publicité des attributs souhaités et générés par la présence d’un personnage âgé. Cette stratégie est bien audacieuse dans le contexte de jeunisme ambiant de notre société. Il n’est en effet pas bien vu de s’associer à la vieillesse. Qu’en pensent les jeunes adultes exposés à ces publicités ? Une étude menée auprès de 35 « vingtenaires » nous en dit plus.
Un produit « pour les vieux » ?
Mettre en scène un mannequin âgé dans une annonce est souvent un signal fort que le produit est destiné à une cible du même âge. Le mécanisme est le suivant : les personnes exposées à une publicité, même de manière fugitive, vont traiter les éléments de celle-ci de façon globale et souvent rapide. Le personnage publicitaire leur donne des informations dont on peut déduire si le produit est « pour soi » ou non. Evian, Dove, Damart utilisent ce levier en montrant des mannequins auxquels les consommatrices seniors pourraient s’identifier. Cette stratégie de s’adresser aux seniors, n’est pas sans risque pour les cibles jeunes. Le premier écueil est que ces dernières se disent que le produit n’est pas adapté à leurs besoins, et ce malgré le fait que celui-ci est en réalité grand-public.
Et même si les plus jeunes comprennent que le produit concerne tout le monde, il se pourrait que leur appréciation globale de la publicité (et donc de la marque qui l’a commanditée) soit dépréciée du fait de l’âge du mannequin. En effet, les rares recherches qui se sont intéressées au sujet sont formelles : plus un mannequin est âgé, moins il est jugé attractif comparé à un mannequin plus jeune. Ceci est encore plus vrai pour les publics jeunes car ils évaluent les mannequins âgés encore moins favorablement que les publics seniors.
Ce risque existe dans les discours des jeunes adultes interrogés. Les mannequins seniors sont qualifiés de « pas sexy », « pas vendeur », donnant une image « vieille » à la marque et venant « gâcher » une publicité, un mode d’expression dévolu à l’amusement et aux jeunes. Un certain « dégoût » peut même être exprimé. Les stéréotypes négatifs associés à l’âge ont donc la dent dure. Toutefois, de façon assez surprenante, on trouve également des avis positifs lorsque le choix réalisé par le publicitaire est particulièrement judicieux. Le mannequin senior constitue alors un modèle positif. On aimerait « être comme ça à son âge ».
Ou un produit pour les jeunes ?
Certaines marques caricaturent la vieillesse dans le but de cibler les plus jeunes. En d’autres termes, l’élément fédérateur est le fait de rire d’un personnage publicitaire âgé. Par exemple, dans la publicité pour la marque de chips Lays, un homme âgé empêche sa femme de s’approprier un paquet de chips en la faisant chuter avec sa canne, tandis qu’elle lui vole son dentier. Que cela ait pour conséquence de fédérer les jeunes ou non, l’apparition d’un mannequin senior dans une publicité est souvent le reflet d’une stratégie disruptive destinée à attirer l’attention. « Comiques », « décalées », « cool »… ces stratégies sont appréciées par les jeunes.
Le jeune joueur de basket évoluant en NBA, Kyre Irving, a fait l’objet d’une campagne virale Pepsi particulièrement originale. La marque a piégé des consommateurs en vieillissant Irving qui a ridiculisé des joueurs de basket de rue pensant affronter un grand-père. Revers de la médaille, comme tout ce qui est inhabituel en marketing, l’apparition d’un senior peut être décodée comme une stratégie à visée manipulatoire.
Deux éléments sont attaqués. Le premier, c’est l’utilisation de personnes âgées qui permet de « jouer sur les sentiments du consommateur ». « En voyant des seniors dans la pub, tu vas penser à tes grands-parents et les marques jouent sur ce lien pour te faire acheter la marque. C’est vicieux ». Le second concerne la manipulation même de l’apparence du mannequin puisque les publicitaires mettent en scène habilement des « vieux qui ne font pas si vieux ». Il s’agit alors de « prendre un senior pour se donner bonne conscience et après le masquer derrière des coiffures, vêtements… c’est un peu dégueulasse ! ».
La vieillesse confère des lettres de noblesse aux produits
Au-delà de la question du ciblage, la présence d’un personnage senior peut conférer une signification au produit présent dans la publicité. Les caractéristiques de l’âge vont être transférées, en quelque sorte, au produit dont on fait la publicité. Vittel veut incarner la vitalité ? Elle fait appel à David Bowie qui représente cette valeur à merveille. Autre point, les personnages âgés peuvent signifier la compétence.
L’exemple de l’eau Rozana, mettant en scène son PDG d’un certain âge, obéit à cette logique. L’utilisation d’un personnage senior au sein d’une publicité peut véhiculer des valeurs telles que l’immuabilité et la tradition (le camembert Le Rustique), la transmission (les bonbons Werther) ou encore le réconfort (le café Grand-mère). Un jeune adulte confie : « Les personnes âgées donnent confiance aux gens, on se dit : « si elles le font, c’est que c’est un bon produit ! ». Elles incarnent la sagesse et la responsabilité, donc on aurait tendance à plus les croire.
La portée sociétale des mannequins seniors
Au-delà des enjeux stratégiques sur les marques, l’apparition des personnages publicitaires seniors a une portée sociétale. La publicité est un reflet de la société, « un miroir que l’on promène le long des chemins », pour paraphraser Stendhal. Il est donc logique de faire figurer des consommateurs âgés dans les publicités. Par ailleurs, elle influence la représentation sociale d’un certain nombre de phénomènes : l’ethnicité, le genre et bien évidemment la vieillesse. Cette réflexion selon laquelle les marketeurs façonnent les normes est encore émergente dans le champ du marketing. Pourtant, ils influencent les consommateurs pas uniquement sur le choix de la marque à acheter mais également sur la représentation du consommateur de ce produit ainsi que sur la structure des marchés. Ils proposent leur interprétation des segmentations du marché via l’âge. Ceci façonne l’identité du consommateur qui se positionne en faveur ou à l’encontre des normes de consommation et des représentations sociales imposées. Cet aspect est évident pour les jeunes adultes interrogés. Selon eux, la publicité donne aux personnes âgées leur place dans nos sociétés actuelles. Allant plus loin, certains jeunes adultes pensent que la publicité permet de « revaloriser les seniors » auprès des jeunes mais également auprès des seniors eux-mêmes.
Si la publicité contribue à façonner l’identité sociale des seniors, il apparaît important de réfléchir aux conséquences du choix de leur représentation publicitaire pas uniquement sous l’angle économique mais également sous l’angle de la responsabilité sociétale. Les jeunes adultes appellent à ce titre les publicitaires à une certaine éthique. Ils affichent un rejet du dénigrement et de la mise en avant des traits négatifs liés communément à la vieillesse. Un autre problème est également la représentation faussée de l’âge. Dans certaines publicités, « On voit très bien que le visage de cette femme est retouché, ainsi que son corps. On sait bien qu’une senior ne peut pas avoir la peau aussi lisse ». Aux publicitaires de trouver une juste représentation de l’âge. Les pouvoirs publics pourraient les contraindre à plus de vérité. À titre d’exemple, une publicité L’Oréal mettant en scène un mannequin senior de 62 ans a été interdite pour cause de retouche excessive en août 2013, au Royaume-Uni. Ainsi, au-delà des impacts négatifs fréquemment invoqués par les publicitaires pour ne pas utiliser de mannequins seniors dans leurs publicités, il existe également des effets publicitaires positifs : crédibiliser un message, rassurer le consommateur, lui transmettre des valeurs importantes comme l’expérience ou la sagesse, attirer son attention.
Les marques peuvent donc envisager de telles stratégies, non seulement sans détériorer leur image auprès des jeunes, mais également en bénéficiant de ce choix. Ce résultat pour le moins inhabituel est-il le signe d’un changement de mentalités ? Il se pourrait en effet que l’allongement de la durée de vie en bonne santé et l’activité des seniors (en termes de consommation, mais également dans la sphère associative et professionnelle) changent le regard que la jeunesse porte sur eux.
Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation