Proximité, connivence, posture relationnelle, clin d’œil, marque-amie, bienveillance… Et si ces enjeux stratégiques pour les marques étaient déjà en train de se faire ringardiser par une nouvelle forme de discours ?
Pour les quelques uns qui auraient encore besoin d’une définition du terme « troll », inutile de regarder du côté du folklore scandinave d’où il tire son origine. Parlez en à un millennial et il vous expliquera, exemples à l’appui, que le troll dans son acception contemporaine est un individu cherchant à créer artificiellement la polémique dans les discussions en ligne. Sous couvert de l’anonymat offert par Internet, le troll n’hésite pas en effet à prendre à contrepied le consensus afin d’attirer l’attention, tourner en dérision un débat, perturber l’ordre établi. L’acte de « troller » est souvent gratuit, parfois drôle, et toujours de nature à générer des clivages dans les communautés.
Et pourtant, les marques dont l’objectif a priori est de fédérer le plus grand nombre d’adeptes, semblent avoir désormais recours à cette stratégie discursive. Faut-il y voir une réponse au lissage et à la normalisation de la communication des marques, qui tentent de se rapprocher des gens et de leur quotidien ? Ou au contraire, ce mouvement ne s’inscrit-il pas dans la lignée directe de cette rhétorique de la proximité ?
A y regarder d’un peu plus près, on trouve facilement des précurseurs. Quand Burger King en 2014, publie les tweets de ses fans sur les vitrines de ses restaurants en cours d’ouverture, la marque n’hésite pas au détour de réponses bien senties, à tourner en ridicule leurs auteurs (et néanmoins clients). Même registre pour la chaîne de restauration rapide Bagelstein, qui déploie depuis sa création en 2011, des messages oscillant avec plus ou moins de réussite entre provocation et subversion. Les deux marques, qui n’ont pourtant en commun que le pain grillé et le cheddar fondu, s’expriment sur des territoires symboliques comparables pour y nourrir leurs fortes identités distinctives. Mais le troll n’est pas un procédé réservé aux seuls acteurs de la junk food.
Trigger 1 : le spoil, une arme de troll
Dans sa dernière campagne pour son service de VOD, Orange nous invite à « découvrir le pouvoir de spoiler ». Elle met en scène un groupe de jeunes femmes qui parce qu’elles ont eu, grâce à Orange, la chance de visionner leurs séries préférées avant tout le monde, usent et abusent du « chantage au spoil » pour s’octroyer des privilèges auprès de leur entourage. Ces « spoileuses » endossent alors l’un des costumes du troll, celui qui lui permet de disposer d’un pouvoir de nuisance sur autrui et qui déséquilibre à son profit la relation sociale. Ce type de communication est rendu possible parce qu’il s’appuie sur un socle culturel robuste (tout le monde regarde les séries TV aujourd’hui) mais aussi parce que la figure du troll (assez peu malveillant dans le cas d’Orange, avouons le) est devenue un archétype sociologique qui nourrit l’intertexte du message publicitaire. Le troll agace, certes, mais son irrévérence et son audace réussissent à titiller aussi bien notre sens de l’humour que notre indulgence.
Dans le même registre, la police de la ville d’East Lansing, dans le Michigan a été prise en flagrant délit de trolling envers ses administrés. En effet, pour tenter de dissuader les jeunes de finir en prison, elle a récemment annoncé sur Twitter avoir tapissé les murs des cellules de spoilers de la série Stranger Things. Avéré ou non, ce troll est d’autant plus remarquable qu’il est émis par une institution réputée sérieuse que l’on n’attend pas sur ce registre humoristique. Le truc c’est que sur Twitter, à la différence de bien d’autres espaces sociaux, on encourage les trolls institutionnels.
Trigger 2 : les community managers des marques se sont libérés
Si l’on observe l’évolution des prises de parole des community managers des marques sur Twitter, on identifie assez vite le basculement qui s’y est opéré. Historiquement, en tant qu’ambassadeur de première ligne de l’entreprise, le community manager avait tendance à mesurer le poids de chacun de ses 280 caractères. Pour bien servir ses clients, pour ne pas créer d’incident, pour protéger son entreprise du risque de « bad buzz ». Aujourd’hui, c’est beaucoup moins vrai car les marques ont compris que le CM pouvait incarner voire anthropomorphiser la marque, et par ce truchement, instituer à travers lui une véritable relation d’ultra-proximité avec les clients. En adhérence totale avec le code du réseau social, le CM devenu alors un usager comme un autre, est capable lui aussi de passer maître dans l’exercice du troll.
Le site cmhalloffame.fr recense les meilleures tweets de ces CM qui se lâchent et n’hésitent pas à remettre les clients à leur place, à prendre position et à les tourner en dérision. Si la plupart du temps, le contrat tacite avec la marque est respecté, certaines interventions, en revanche, franchissent allégrement les limites de la familiarité.
Trigger 3 : L’Olympique Lyonnais
A l’occasion d’une rencontre à Saint-Etienne où les Lyonnais se sont imposés 0-5, le footballeur Nabil Fekir a enlevé son maillot pour l’exhiber devant les supporters du camp adverse. Ce geste destiné à « chambrer » le rival, a eu pour conséquence un envahissement de la pelouse et un arrêt de la rencontre pendant 40 minutes.
Plutôt que de tenter d’apaiser la situation, le club lyonnais a décidé d’aller plus loin dans la provocation, en reproduisant dès le lendemain le geste de Fekir dans sa boutique officielle. En soi, cette action s’apparente à un troll de marque car sans réelle prise en compte du risque, elle traduit la volonté de l’OL d’entretenir le clivage avec Saint-Etienne pour mieux fédérer ses supporters actuels.
Tendance : l’hyperculturalisation des marques
A force de sillonner de long en large les tranchées de la pop culture, les marques n’auraient-elles pas quelques envies de punk culture ? Et pour certaines d’entre elles, la stratégie du troll semble particulièrement pertinente. Au nouvel entrant, qui a besoin de radicalité pour être entendu dans le bruit communicationnel de son marché. Au leader identitaire, qui en se distinguant des communautés adverses, renforce l’adhésion de ses fans et les engage encore plus. Car la figure du troll, même dans ses configurations les moins extrêmes, confère aux marques une force subversive qui paradoxalement, disjoint pour mieux fédérer.
Finalement, la marque troll pousse les curseurs de l’humanisation, de l’engagement et de la proximité au taquet de l’acceptable. Elle opère un mouvement qu’on pourrait qualifier d’« hyperculturalisation » en se confondant complètement avec son audience, ses codes et ses usages. D’une certaine manière, il réside dans l’apparente simplicité du « troll de marque » une forme assez aboutie de sophistication d’un marketing configuré pour capter un maximum de valeur symbolique.
What if…
Et si un magasin de mode installait une vitrine connectée intelligente critiquant le look des passants pour proposer de mieux les habiller ?
Et si une marque repérait les meilleurs trolls du Web et leur donnait les rênes de leurs réseaux sociaux le temps d’une journée ?
Et si une marque lançait son service de trolling avec des contenus fournis à ses clients pour leur apprendre à troller leur entourage ?