La peinture du Quattrocento a changé la représentation que l’homme avait du monde qu’il habitait. Son imagination alors stimulée comme jamais, l’être humain sut innover dans des proportions inégalées. Cinq siècles plus tard, la réalité virtuelle (VR) débarque avec exactement les mêmes promesses. Mais sera-t-elle un Quattrocento 2.0 ?
Difficile d’aborder le Quattrocento autrement que sous l’angle historique. Impossible également de l’évoquer sans faire référence à la notion de perspective. Et pour l’heure, ce chapitre clé de l’histoire de l’Art en général et de la peinture en particulier -bien moins poussiéreux qu’on ne le pense- fut hyper novateur à son époque et demeure résolument contemporain. En italien quattrocento signifie « les années 1400 » ce qui correspond au XVème siècle. L’Italie connaît alors une grande mutation artistique que l’on appelle aussi la première Renaissance. Un art nouveau s’élabore fondé sur la représentation de la nature, l’étude de la géométrie et de la perspective et l’équilibre des proportions.
S’il est un mot qu’il faut retenir ici, c’est bien celui de perspective. Pour la première fois les artistes parviennent grâce à cette trouvaille picturale à produire l’illusion que l’espace représenté par le tableau est bien réel. Plusieurs conséquences majeures en découleront. Toutes contribuèrent à changer la représentation que l’homme se fait de lui même et du monde qu’il occupe. Tout d’abord, pour la première fois l’homme voit son imaginaire être autant stimulé. Debout devant un tableau en deux dimensions, il lui est offert de se projeter dans un monde en trois dimensions. Un monde composé de lieux où il n’ira sans doute jamais et qu’il peut avoir l’impression de visiter; un monde fait de décors appartenant à un passé éloigné (l’antiquité notamment) dans lequel il lui devient possible de voyager; un monde rempli d’évènements auquel il croit désormais assister; un monde envisagé; un monde imaginé; un monde virtuel… Ensuite, l’homme voit ses instincts de découvertes, de voyages et d’exploration stimulés. N’oublions pas que l’Amérique n’a pas encore été découverte par Christophe Colomb, que Copernic et Galilée n’ont pas encore permis à l’homme de réaliser que la terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil, que l’ailleurs est présenté comme dangereux, périlleux et comparable à l’Enfer. Enfin, et plus prosaïquement, la vison en trois dimensions qu’introduit la peinture du Quattrocento invite l’homme à faire un pas en avant, à se mettre en marche vers la nouveauté.
Les promesses de la réalité virtuelle
De son côté la réalité virtuelle, qui fait couler tellement d’encre, alimente tellement de fantasmes et consomme tellement de bande passante, se présente avec l’ingénuité qui caractérise les nouvelles technologies, toujours portées à croire qu’elles arrivent sur terre les premières, dans un monde vierge, telle la Venus de Botticell, en 1484. Comme le précise Philippe Fuchs dans son Traité de la réalité virtuelle, la finalité de la réalité virtuelle est de permettre à une personne, ou à plusieurs, de vivre une expérience d’immersion, c’est-à-dire de mener une activité sensori-motrice et cognitive dans un monde créé numériquement, qui peut être « imaginaire, symbolique ou une simulation de certains aspects du monde réel ».
A l’instar du Quattrocento, la réalité virtuelle propose à l’homme de se projeter un temps dans un monde qui n’existe pas en vrai, mis en scène et conçu pour que l’homme aie l’impression d’y être vraiment. Les progrès fulgurants réalisés dans ce domaine introduisent un clivage très marqué entre de fervents croyants dans les vertus de la réalité virtuelle et ceux que cela laisse presque indifférents. Le plus frappant est la conjugaison entre les apports du Quattrocento et ceux de la réalité virtuelle. En définitive, la réalité virtuelle semble rendre possible d’une manière encore plus immersive et illusioniste toutes les promesses inscrites dans la peinture du Quattrocento.
Vers les paradis artificiels d’un Quattroccento 2.0 ?
Souvent trop grands pour figurer dans les paysages encore balbutiants de la réalité virtuelle, les plus beaux tableaux de la première Renaissance, dont nous avons tant à apprendre, ont laissé place à une Renaissance, tantôt florentine, tantôt romaine ou vénitienne, plus flamboyante, plus spectaculaire, plus accessible aux yeux du grand public moderne. Le visage de Vénus a été remplacée par celui de milliers de filles qui testent ou essaient virtuellement du maquillage grâce à des applications mobiles. Mais comme chacun sait, regarder le futur à la lumière du passé est certes parfois rébarbatif mais peut s’avérer fructueux. S’interroger donc sur les apports effectifs du Quattrocento pour tenter de discerner ce que la réalité virtuelle apportera en définitive, est peut-être utile. Déjà les signes de concordance se bousculent pour venir étayer cette thèse :
La stimulation de l’imaginaire : le Quattrocento permit à l’homme de se projeter (au moins intellectuellement) dans l’espace et dans le temps. Une nouveauté qui encouragea son désir de découvrir le monde, sa soif de connaissance, son désir de comprendre, sa capacité à innover. On attribue parfois à cette période, cette qualité d’avoir contribué à guider l’homme sur la voie de la découverte de l’Amérique, du progrès scientifique avec la révolution Copernico-Galiléenne, du rationalisme avec la démonstration d’alors que la réalité virtuelle amplifie considérablement.
L’élargissement du champ de vision : à l’heure du Quattrocentto, l’homme du quinzième siècle a une vie plus sédentaire et moins riche que la nôtre. Il naît et meurt au même endroit. Il ne voyage pas. Il vie au rythme des saisons. Il exerce généralement le même métier que ses parents. Ses échanges sociaux sont limités. Il sait rarement lire et écrire. Soudain avec la peinture du Quattroccento, il peut appréhender le monde avec ses seuls yeux et le voir sous d’autres angles, sous d’autres facettes…
Le développement de l’envie de comprendre : confronté à la peinture du Quattrocento qui lui montre tantôt le ciel, la terre, l’espace, la nature, l’architecture, les villageois, les peubles, l’homme a sous les yeux un monde qui reste à expliquer autrement que par les lois divines dictées par la toute puissante Papauté de l’époque.
L’apparition du besoin d’interagir : face à ces nouveaux lieux faisant apparaître des hommes affairés à exercer des métiers nouvellement découverts, à planter des terres de végétaux vus aussi pour la première fois, à embarquer dans des bateaux, à s’occuper tout autrement, c’est tout un champ des possibles qui s’ouvre avec son lot de nouveautés : nouvelles langues, autres us et coutumes, métiers différents, organisation nouvelle de la société, etc.
Ou vers une descente dans l’Enfer d’un Quattroccento (- 2.0)
A l’instar de cette première Renaissance qui engendrera une émulation entre les puissants du moment, à savoir des cours princières, la réalité virtuelle devient le champ de bataille des puissants d’aujourd’hui, à savoir des entreprises comme Google, Microsoft, Apple, Sony, Samsung, Snapchat, Nintendo, Lenovo, Alibaba, Tencend. En avril 2016, lors du F8 (la conférence annuelle de Facebook destinée aux développeurs), Zuck, habillé comme à l’accoutumé avec un jean et son tee-shirt gris devenu une marque de fabrique, présenta avec un habituel mélange de décontraction et de passion, sa vision des technologies. Il inscrivit la réalité virtuelle au centre de son discours qui fut, soit dit en passant, sans-doute la meilleure de ses interventions publiques. Selon Mark Zuckergerg, nous utiliserons en 2025 des lunettes intelligentes (smart glasses) plus encore que nous utilisions nos smartphones en 2016.
Mais au contraire du Quattrocento des origines, ce nouveau Quattroccento, ne sera peut-être pas l’invention de quelques puissances américaines, mais celles de géants chinois animés par d’autres intentions que de simples motivations commerciales. Si la réalité virtuelle contribue à façonner votre prochaine vision de nous même et du monde, il importe de s’assurer de la neutralité des acteurs qui la rendent possible et de connaître leurs intentions. Rappelons qu’avec l’invention du cinéma, les États-Unis ont, peut-être, inconsciemment certes, véhiculé leur idéologie et leurs valeurs auprès de populations de pays moins développés. Et nul ne contestera l’attrait des pays émergents pour le modèle de vie et de consommation américain ou à minima occidental. Enfin, il est frappant de voir combien une personne qui utilise un casque de réalité virtuelle semble rester bloquée, immobile et hésitante dans ses mouvements. Les promesses de conquêtes et de découvertes semblent soudainement laisser place à un réflexe qui consiste à s’asseoir (devant une télévision pour regarder passivement le spectacle diffusé) pour observer cette fois-ci un spectacle en trois dimensions.
C’est certainement au cœur de la distinction entre Virtual Reality, Augmented Reality et Mix Reality que les choses se joueront. La VR (Virtual Reality ou réalité virtuelle en français) propose de se mouvoir dans un espace en trois dimension. L’AR (Augmented Reality ou réalité augmentée en français) complète l’expérience précédente en insérant des éléments n’appartenant pas à la réalité visible à ce que la personne regarde, comme le nom scientifique d’une arbre, le kilométrage au compteur d’un véhicule qui passe au loin, le numéro de téléphone portable de la jolie fille que nous croisons. La Mix Reality ou réalité mixte en français, opère la symbiose entre la réalité virtuelle et la réalité physique permettant par exemple de ressentir la chaleur, la forme et la douceur de l’épaule d’un être qui n’existe pourtant pas et sur lequel nous venons de poser notre main. Il est donc primordial de se demander si, une fois émergés dans ces nouveaux espaces virtuels nous regarderons plus, que nous serons nous-mêmes regardés en effet. Et de continuer en se demandant qui nous regardera : des machines, des algorithmes certainement. Mais dans quels buts ? Conçus et programmés par qui ? Pour quoi faire ? Et de comprendre enfin à quoi pense la Joconde quand nous croiserons son regard lors d’une visite virtuelle du Louvre.
Photo de Une : The Renaissance of Venus, 1877 by Walter Crane, Tate (c) Tate, London 2015