Sursollicités, surinformés, en alerte permanente, dans quel état est notre attention ? Comment en est-elle arrivée à se fragmenter ? L’économiste américain, Dan Nixon, décortique et analyse le phénomène dans « Paying attention » paru en novembre 2017. Une initiative pour réveiller les consciences.
Il suffit d’avoir un cerveau pour l’observer : notre « capacité de concentrer volontairement son esprit sur un objet donné » se fragilise. Le fait des outils numériques, des équations alchimiques et de la volumétrie de l’information ? Dan Nixon souligne par cette initiative la fabrique d’un genre nouveau d’expériences qu’il apparente à une « veille permanente ». Quitte à produire moins d’idées, à mener nos actions avec moins de cohérence et remettre en cause notre souci commun « d’être attentionné ». Dans les sphères du réel, qu’est-ce que ça donne ? Un livre.
La minute économique
Un mail, une alerte, une envie de twitter et « patatras » la tâche dans laquelle nous sommes plongés (ou la personne avec laquelle nous conversons) devient relative. Passer « du coq à l’âne » n’a jamais été aussi simple, facile, tentant. De la permanence de cette expérience de décrochage-raccrochage résulterait principalement trois conséquences : une baisse de la créativité, de la productivité et une perte de cohérence dans la succession de nos actions.
Autre élément mis en tension par l’économiste de la Bank of England, l’accélération de la valeur économique de l’attention. Notre « temps de cerveau disponible » se fait plus rare, plus cher et forcément plus central dans la stratégie des marques. Les métiers de la donnée regorgent, en conséquence, de ce focus comme en témoigne le mode de fonctionnement de Google, Facebook et de leurs consœurs : ne rien vendre, mais créer une plateforme d’attention, de réactions en chaîne, et finir par tenir en haleine ses utilisateurs. Pour faire du profit, ces entreprises ont besoin de « verrouiller vos globes oculaires sur l’application autant qu’humainement possible », dixit Ramsey Brown, spécialiste de l’addiction et co-fondateur du laboratoire DopamineLabs. Un modèle économique -l’économie de l’attention- qui privilégie largement la durée de l’attention à sa qualité (une attention exclusive) comme critère d’efficience. Pour combien de temps encore ?
Time well spent : pour un meilleur usage du temps
Passé le sujet économique, Dan Nixon veut aussi et surtout considérer les répercussions cérébrales, sociales et culturelles de cette addiction. Alors que l’Européen moyen est parti pour passer 10 ans de sa vie smartphone en main, il veut réinterroger notre capacité à suivre un fil rouge dans l’enchaînement de nos activités. Sur cette idée, il propose d’établir un lien entre la capacité à « payer » l’attention et le fait de mener une existence qui a du sens (capacité à se projeter dans le futur, à se définir selon des valeurs, à avoir un comportement en cohérence avec ses valeurs…).
Qu’en serait-il si les entreprises technologiques devaient répondre d’un temps « bien dépensé » ? Pour l’instant, on parle d’attention à échelle individuelle, comme une tentation permanente à laquelle il faudrait moins céder. Demain, il faut imaginer ses enjeux de façon collective car l’attention pose avant tout la question de l’environnement.
Protéger l’attention ?
Si l’attention était un lieu, ce serait une mégalopole accidentée. Le défi consiste ainsi à protéger cet environnement attentionnel. D’ores et déjà, la parole revient aux développeurs et leurs méthodes pour agiter les envies, maximiser la dépendance. Alors qu’Apple a refusé dans un premier temps la diffusion de l’application « Space » (qui vise à aider les gens à moins utiliser leur téléphone), d’autres initiatives « anti-dopamine » sont en cours de réflexion notamment pour redéfinir le désir que l’utilisateur peut éprouver pour son app.
Qui peut donc contraindre ces acteurs ? Avec quels moyens ? Selon Yves Citton dans « Pour une écologie de l’attention » (2014), c’est d’abord un cadre légal qu’il faut envisager, car la régulation des design les plus addictifs doit passer par une autorité. Ainsi, on peut imaginer une lutte similaire à celle qui œuvre contre le réchauffement climatique : noter les dépenses d’attention des sites et applications, permettre la portabilité des données, avant (pourquoi pas) de taxer l’autoplay, les pages sans fin et autres mécanismes d’interruption qui renforcent le sentiment d’urgence.
Un cerveau qui est concentré est un cerveau en vacances
Ces perspectives collectives établies, revenons à la perception culturelle que nous avons de l’attention. A quand remonte votre dernier moment d’immersion totale ? Contrairement à l’idée répandue d’une liberté de mouvement, de fluidité et même de souplesse intellectuelle dans le « multitasking », il faut d’abord se réinterroger à propos d’une chose : le flux (dans lequel je suis inséré) me permet-il de vouloir ce que je veux faire ? Alors que le commun des adages nous dit, je « reste ouvert », « flexible » en me comportant de la sorte, Jean-Philippe Lachaux, expert en neurobiologie répond : « il faut sortir de l’idée de la concentration comme quelque chose de crispant ». Inversement, l’idée du décrochement à davantage à voir avec l’expérience d’une astreinte que celle d’une souplesse intellectuelle.
Alors, la bonne concentration est celle qui se maîtrise. C’est-à-dire celle qui se découple de son affect, de sa charge émotionnelle pour fixer un horizon plus épais. Le comédien Jean-Louis Barrault, plus tôt, nous en avait fait l’aveu : la concentration, c’est d’abord un « esprit de compétition par rapport à soi-même ». Pour succomber à ses charmes, commençons par en faire un thème de société, avant de contester ce sentiment d’intensité dans la dispersion. On pense pour cela, à certaines postures (méditation, lecture, voyage, déconnexion…) qui permettent de s’emparer de la question en chuchotant à l’oreille des gens : se concentrer est agréable.