Alors que l’on cherchait encore comment lutter contre les messages complotistes, les fake news sont venues amplifier la confusion. Est-ce qu’on nous ment (fake news) ou bien est ce qu’on veut nous le faire croire (complotisme) ? Sommes-nous victimes de manœuvres de désinformation destinées à nous manipuler ? Ou bien la hantise du mensonge et du complot qui obsède les médias n’est-elle que le fruit de la paranoïa des puissants ? La fascination pour ces questions devrait nous encourager à remettre en question la situation qui les a fait naître.
Google et Facebook prennent notre information de vitesse
Depuis quelques années, deux géants dominent plus particulièrement le paysage médiatique. Google et Facebook sont ce que l’on appelle des infomédiaires : ils organisent le contenu produit par d’autres. Leur réussite économique s’appuie sur la captation des revenus publicitaires grâce à des technologies de ciblage alimentées par la collecte des données personnelles de leurs utilisateurs. À eux deux, ils représentaient 84 % des dépenses de publicité en ligne dans le monde en 2017 (Chine exceptée), un marché qui a désormais dépassé celui de la publicité télévisée.
Attiré par une apparente gratuité, chaque utilisateur produit pour Google ou Facebook plus de valeur qu’il n’en reçoit en retour. En dehors de quelques mouvements militants qui combattent l’idée que l’on puisse « vendre du temps de cerveau humain disponible », cette monétisation de l’attention est un modèle d’affaire tout à fait accepté, comme en atteste le lancement en France d’une offre de téléphonie « gratuite » dont les jeunes abonnés (15-25 ans) pourront « bénéficier » en contrepartie de leur exposition volontaire à des publicités.
Le modèle économique de la pseudo-gratuité valorise le clic quelle que soit la qualité de l’information qui se cache derrière. Plus les utilisateurs de Google et Facebook sont devenus nombreux, et plus il est devenu rentable de produire une information fausse ou approximative qui incite au clic plutôt que de produire une information vérifiée et de qualité. La gratuité grâce à la publicité reste source de préjugés lorsqu’elle est le fait de la presse, mais ne semble guère émouvoir lorsqu’il s’agit d’accéder à de l’information en ligne. Facebook contrôle pourtant le fil d’actualités de deux milliards de personnes et se partage avec Google une part écrasante du marché de la publicité en ligne en l’absence de régulation de l’activité éditoriale de leurs algorithmes.
L’impensé numérique borne les initiatives journalistiques
Acculés, les mondes du journalisme réagissent par la prise de risque en créant de nouveaux médias. Ils plébiscitent des modèles d’abonnement, de souscription ou de mécénat institutionnel afin d’échapper au modèle publicitaire. Derrière ces louables intentions, chaque initiative est dépendante de lecteurs et de financeurs qui continuent d’évoluer dans un environnement truffé de pièges destinés à détourner puis retenir leur attention. Dans ce paysage, les jeunes médias sont des enclaves de résistance encore trop isolées. Les centrales d’abonnement telles que La Presse Libre sont balbutiantes et n’apportent, pour l’heure, pas de facilité pour la consultation et de croisement d’information. Le développement de moteurs de recherche respectueux de notre vie privée (Qwant) et de réseaux sociaux distribués (Diaspora, Mastodon) offre des alternatives bienvenues pour bénéficier des fonctionnalités auxquelles nous nous sommes habitués sans en cautionner les dérives. Toutefois, ces services perpétuent les formes d’infomédiation inspirées par leurs (peu vertueux) modèles et -avec elles- l’impensé autour d’une technologie prétendument neutre.
La fronde vient aujourd’hui de l’intérieur. Des repentis tels que Tristan Harris, spécialiste du design des interfaces et ancien « philosophe produit » chez Google, lancent l’alerte contre le recours généralisé à la captologie : un domaine de recherche qui s’intéresse au potentiel de persuasion des technologies numériques. Fin 2017, d’anciens cadres de Facebook ont fait part à leur tour de leur sentiment de culpabilité pour avoir exploité certaines vulnérabilités de la psychologie humaine à seule fin de récolter plus de données et sans se préoccuper des conséquences pour le tissu social. Pour ces enfants de la Silicon Valley bercés par la métaphore informatique, nous sommes victimes d’un » hacking » (piratage) de notre attention.
Ni s’arrêter, ni ralentir : raisonner…
Avec la multiplication des écrans et l’absence de régulation des messages et des techniques publicitaires qui y ont cours, les plus jeunes sont les premières victimes. Sur le front de l’alimentation, les messages de santé publique sont dépassés par des publicités qui s’insinuent dans toutes les activités quotidiennes. Les apprentissages au cours de la petite enfance comme à l’adolescence sont mis en péril par l’attrait et l’accessibilité immédiate des écrans. Les adultes ne sont pas épargnés par les effets délétères d’un usage excessif des moyens de communication numérique : dépendance, symptômes dépressifs et anxiétés, peur de « rater quelque chose » (FOMO), peur d’être privé de son smartphone… L’artiste et concepteur d’interfaces, Chris Bolin, en a tiré l’inspiration de sa dernière création : Offline Only, un appel à la déconnexion dont le texte n’est accessible qu’hors-ligne.
Les géants du Web sont conscients de la défiance montante à leur égard. Une défiance attisée par les soupçons très médiatisés d’ingérence étrangère dans plusieurs scrutins électoraux récents. C’est pourquoi ils s’emploient à redorer leur image en finançant la presse, la recherche publique (qu’ils tentent même de contrôler) et en organisant des formations en partenariat avec les établissements universitaires. Si la perte de confiance dans le travail journalistique et dans les connaissances scientifiques nourrit la difficulté grandissante à distinguer le vrai du faux, on peut douter que frayer avec ceux qui y ont concouru contribue à remédier à la situation. C’est bien la responsabilité du monde académique que de mettre entre toutes les mains les armes de la raison : problématiser, expérimenter, démontrer, douter, réfuter… La bataille de la science contre les fake news est engagée, elle passe sans contestes par l’éducation et la formation. Le prochain colloque des présidents d’université parle de « rempart ». Il faut souhaiter que l’université soit plus que cela : en matière d’information, les murs ne sont guère plus recommandables qu’en matière d’immigration.
… et résonner !
Dans une contribution récente à la revue Questions de communication, Hartmut Rosa suggère que le remède à l’accélération aliénante réside dans la quête de résonance. Pour cet héritier de la théorie critique de l’Ecole de Francfort, père de la « critique sociale du temps », il s’agit de rechercher la différence plutôt que ce qui nous est semblable, dans des conditions qui favorisent l’enrichissement mutuel. Telle n’est pas l’ambition d’un moteur qui nous aide à trouver ce que l’on recherche, ni d’un réseau qui nous permet de garder le contact avec ceux qui nous ressemblent. Google a maintes fois montré qu’il pouvait apporter des réponses négationnistes à certaines requêtes. Quant à Facebook, le récit d’une récente expérimentation à l’ Université de Neuchâtel, illustre combien ses utilisateurs s’y trouvent préservés de toute remise en question de leurs convictions.
Les infomédiaires de la résonance restent à inventer pour nous aider à appréhender une réalité qui ne peut se résumer en termes d’assertions vraies ou fausses. On pourra s’intéresser au projet Context Graph de la fondation Mozilla (éditrice du navigateur web Firefox) qui vise à recommander des contenus au regard du contexte dans lequel se trouve l’utilisateur plutôt que de son réseau social. La Fédération Internet nouvelle génération a, quant à elle, lancé une initiative en faveur d’une conception d’interfaces respectueuse de l’attention de ses utilisateurs.
Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation