5 mars 2018

Temps de lecture : 9 min

Les Slasheurs : ces frondeurs en terre gauloise

« Slasheur » : le mot sonne encore comme une météorite malvenu dans la langue française. D’origine anglo-saxonne, rappelant un signe informatique, il désigne ces travailleurs qui cumulent plusieurs jobs, plusieurs activités, et en définitive plusieurs passions. Une forme d’éclectisme assez peu dans le vent dans une culture française encore très dépendante des modèles univoques.

« Slasheur » : le mot sonne encore comme une météorite malvenu dans la langue française. D’origine anglo-saxonne, rappelant un signe informatique, il désigne ces travailleurs qui cumulent plusieurs jobs, plusieurs activités, et en définitive plusieurs passions. Une forme d’éclectisme assez peu dans le vent dans une culture française encore très dépendante des modèles univoques.

Le terme « slasher » a été popularisé outre-Atlantique en 2007 par un livre de Marci Alboher, One person, Multiple Careers  (1), une enquête approfondie sur le phénomène qui a connu un succès retentissant. Comme on pourrait s’y attendre, les slasheurs anglo-saxons sont les bienvenus !

La flexibilité, tant culturelle que normative, du marché du travail aux États-Unis rend aussi naturel que nécessaire de savoir jongler entre plusieurs opportunités. Le slasheur est par ailleurs un être cool : capable de démultiplier ses talents, il s’accomplit pleinement sur tous les fronts d’une vie dont il a choisi les nuances et les teintes. Imaginez le bonheur qu’il peut y avoir à vivre son existence en s’épanouissant à chaque instant ! À ce titre, le slasheur peut faire rêver : il incarne une sorte de fronde bigarrée contre l’espace monocolore d’un parcours professionnel trop bien huilé, sans saveur parce que sans péripéties. Cette « multipotentialité », pour reprendre un terme de Marielle Barbe, slasheuse française assumée et auteure d’une étude complète et récente sur la question (2), s’accorde aussi très bien avec une époque en plein bouleversement et dans laquelle les technologies du futur nous invitent à nous densifier et à « transversaliser » nos expertises. Réalité moins heureuse, le slasheur peut l’être de façon subie : face à la crise économique, il n’a d’autre ressort que celui de cultiver une palette d’opportunités pour résister à la précarité.

L’art de jongler en milieu professionnel

Pour autant, les États-Unis ne sont pas la France, et il n’est pas certain qu’ici on accueille avec enthousiasme une telle vision du travail. Les études concernant les slasheurs sont peu nombreuses, mais l’une des plus récentes et des plus fournies conduite par le salon SME (ex-Salon des micro-entreprises) en 2015-2016 (3) nous apprend que la France compte 4,5 millions de slasheurs, soit 16 % de la population active. 70 % d’entre eux sont pluriactifs par choix et 77 % exercent leur deuxième « métier » dans un secteur très différent du premier. Pourquoi sont-ils slasheurs ? 73 % des répondants disent que c’est avant tout un moyen d’arrondir leurs fins de mois, 27 % le sont pour générer des revenus grâce à leur passion et 12 % sont motivés par le fait d’être leur propre patron. Recherche économique et aussi de plaisir sont donc les deux principaux motifs qui conduisent à slasher.

On apprend aussi dans cette étude que 34 % des slasheurs s’y consacrent au moins 10 heures par semaine, ce qui pour une activité « annexe » représente un investissement important en termes de temps passé. Il n’y a donc pas que des slasheurs du dimanche ou autoentrepreneurs débonnaires, qui slashent pour s’amuser ; le slasheur est un professionnel qui bien souvent a déployé une véritable stratégie de communication, avec site et cartes de visite dédiés. Autre phénomène relevé par Marielle Barbe à la suite du sociologue Serge Guérin (4) et qui attire l’attention parce qu’il est assez neuf : le slasheur est désormais de plus en plus présent au sein des populations très diplômées, qui jusque-là, suivaient une carrière classique, avec progression régulière et accès à des postes à responsabilité comme un Saint Graal. C’est que le succès n’a pas la même définition que dans les années 2000 ! L’individualisme a grandi, la prise de conscience que l’entreprise n’est pas un cocon durable, la fragilité de la vie  -avec au cœur de 2015 les attaques au Bataclan et l’état d’urgence qui a perduré- sont autant de paramètres qui vous font revoir vos fiches du destin. Enfin, le slasheur serait plutôt jeune (25 % des moins de 30 ans se revendiquent tels) et indépendant (un tiers d’entre eux), mais l’étude met en lumière qu’il n’y a pas, pour autant, de profil type, et que l’on ne peut limiter le phénomène à une génération Y ou Z, de guerre lasse des modèles anciens.

The future of jobs

Le monde du travail change considérablement et de plus en plus vite. C’est ce qu’identifie très finement l’ouvrage de Frédéric Laloux, Reinventing organizations (5), qui fait la part belle à l’horizontalité et aux communautés de talents, dont les slasheurs font partie. Ce sont ces organisations, construites en réseaux et en complémentarités humaines, qui auront selon l’auteur la plasticité d’épouser les courbes et les adaptations que requiert le monde de demain. Ce sont ces organisations aussi qui permettront de redonner du sens aux actions individuelles et collectives, carburant et trésor des équipes efficaces et motivées. La dernière enquête, « The Future of Jobs », effectuée par le centre de recherche du World Economic Forum début 2016, nous indique que 5,1 millions d’emplois vont disparaître dans les pays industrialisés en cinq ans. Plusieurs autres données corroborent la destruction d’emplois par les robots dans un monde devenu terrifiant -entre la série Black Mirror et les premiers chapitres du livre Homo Deus (6). Dans ce monde où l’emploi devient denrée rare, le slasheur a toutes les cartes en main pour sortir son épingle du jeu.

D’abord, il a le sentiment de maîtriser sa vie professionnelle et développe des capacités de multitasking supérieures à la moyenne. Il gère sa carrière en chef d’orchestre, devenant un maestro de la logistique pour servir ses multiples employeurs ou clients. Cette dextérité demande un peu d’expérience afin d’évaluer les ressources utiles à l’atteinte d’un objectif, et être capable de discuter des modalités d’une mission, dans le respect des autres activités en cours. De par la nature souvent volatile de ses engagements, le slasheur doit également apprendre à créer des connexions au sein de l’ensemble de ses métiers, surtout quand ils sont proches, pour développer son portefeuille clients et mettre intelligemment à profit l’étendue de ses possibles.

La recherche de sens

Au-delà des référentiels de compétences, le slasheur qui réussit est surtout un travailleur qui a le luxe de choisir, au moins pour sa deuxième activité, ses clients, les sujets sur lesquels il s’implique, le rythme avec lequel il veut ou non slasher. Il est assez rare de rencontrer un slasheur frustré : si l’une des activités ne fait pas son bonheur, la seconde deviendra sa passion. L’art du slash consiste ici en un rééquilibrage de sa vie, entre l’alimentaire limitant et le goût des choses, parfois moins rémunérateur. Les deux sont indispensables et s’alimentent réciproquement de satisfaction et de sécurité. La « satirité », le mot est né !

L’entreprise sociale et solidaire Ticket for Change a conduit une étude début 2017, via le cabinet data et conseil Occurrence, sur le gâchis de talents en France (7). Les résultats sont sans appel, la recherche de sens est un avatar persistant du xxie siècle : 94 % des Français ont envie d’agir pour contribuer à résoudre des problèmes de société, 35 % d’entre eux ont des idées pour le faire, 20 % passent à l’acte. Les deux freins qui empêchent les Français d’agir sont le financement (50 %) et le temps (43 %). Or, ceux qui ont déjà agi disent que les plus grands freins sont le temps (53 %), la confiance en soi (52 %) et le bon moment (36 %). Le financement a disparu des réponses les plus citées. Le slash est une réponse directe à ces données : prendre le temps de conduire un projet parallèle à sa vie professionnelle classique, en étant bien accompagné, peut permettre de réaliser ses aspirations profondes, tout en ne mettant pas à mal son propre modèle économique.

Les marques dans le mouvement ?

Si les slasheurs incarnent une nouvelle manière de travailler et de fonctionner, les marques sont tenues de prendre en compte cette tendance et ce marché, fussent-ils encore réduits. Elles ont déjà beaucoup d’atouts pour cela : le multicanal est bel et bien là, les plateformes de messages servent à adresser de mille manières utiles et cohérentes la substantifique moelle de leur code génétique. Le storytelling est aussi un levier parfait : le slasheur comme la marque vit plusieurs histoires qui se rencontrent, se croisent et se font écho. Dès lors, l’enjeu clé de la communi­cation doit être la cohérence.

C’est sans doute le défi le plus difficile à relever aujourd’hui : si les process existent et stabilisent les aléas individuels, les gens qui les incarnent et les pilotent demeurent dotés de ressentis propres, d’émotions et de libre-arbitre. Travailler ensemble n’a jamais été aussi compliqué à l’heure où néanmoins les outils numériques se targuent de nous relier les uns aux autres. Les retards et les difficultés des projets se heurtent à un élément d’une banalité confondante, et dans le même temps infiniment contributif à la valeur d’une marque : les personnalités. En d’autres termes, la culture interne prime sur les outils et c’est elle qui permet ou non de parvenir à pratiquer le slash interne ou externe, dans son organisation et ses communications.

Les organisations entre slash et clash

Si les slasheurs sont de plus en plus nombreux et de plus en plus décomplexés, encore faut-il que les entreprises puissent reconnaître et accueillir leur valeur ajoutée. Là encore, les évolutions de l’organisation du travail leur sont favorables. Pour Jean-Louis Bouchard, fondateur du groupe de transformation digitale, interviewé par le Figaro Econocom et cité par Marielle Barbe, le « recours aux travailleurs multi-employeurs est la seule façon d’avoir des experts : dès que vous êtes internalisé et ne travaillez que pour une même entreprise, vous perdez votre expertise. C’est valable à tous les niveaux ». En grossissant un peu le trait, le consultant tel qu’il est défini depuis les années 1980 n’est-il pas un slasheur dans l’âme ? Sautant d’un sujet à l’autre, capable de travailler chez plusieurs clients dans une seule journée, il incarne et pratique la vente d’idées pour le compte d’une organisation. Le slasheur vend ses idées et ses convictions pour lui-même au service d’autres. Il y a une inversion dans le rapport à l’altérité qui conduit néanmoins à un résultat comparable : dynamiser le tissu social et l’innovation de l’entreprise par des apports alternatifs, des regards croisés, des profils mixtes. Pour le slasheur, le design thinking, méthode de production d’idées itératives, est un must, et l’intelligence collective une myriade de possibles dans laquelle il insère sa singularité.

Le slasheur est aussi un être mobile qui correspond bien aux nouvelles formes de gestion du temps : le télétravail par exemple -plus de 17 % des salariés sont télétravailleurs en France à ce jour, selon l’Observatoire du télétravail, et la réforme Macron de 2017 contient des dispositions en faveur du télétravail-, qui est en réalité le quotidien du slasheur. Autre situation de l’entreprise à laquelle le slasheur correspond trait pour trait : la multiplication des projets dits « transversaux ». Ces chantiers qui nécessitent d’animer des équipes multiples et de faire travailler ensemble des salariés différents pour casser les silos et créer plus de valeur vont comme au gant au slasheur. Par définition, il est capable d’embrasser la complexité des sujets, des projets et des espaces. Or, de nombreuses études démontrent que la diversité est absolument essentielle pour nourrir l’innovation. Dans un rapport de 2015 intitulé « Diversity Matters », le cabinet de conseil McKinsey & Company a étudié 366 entreprises de différents secteurs aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Amérique latine. Leurs principales conclusions établissent que les entreprises présentant les plus hauts niveaux de diversité (raciale, ethnique, genre) ont même des résultats financiers supérieurs à la moyenne de leur secteur. De là à nommer le slasheur Chief Diversity Officer, il n’y a qu’un pas !

Tout serait-il rose dans l’univers du slash ? Pas complètement. Quelques voix s’élèvent pour souligner les risques inhérents à cette endémie du «  multi  ». D’abord, les risques juridiques d’un tissu législatif inadapté à encadrer ces situations particulières et leur assurer un niveau de sécurité comparable à celui des salariés, qui rappelons-le constituent l’immense majorité de la population active (88,2 % des actifs selon l’Insee). N’est pas non plus slasheur qui veut ! Il faut être doté d’une aptitude spécifique à vivre sereinement l’identité fractionnée et le règne des « avatars », pour reprendre un mot de François de Singly (8). Pour ne pas s’y perdre et savoir s’y repérer, il demeure plus important que jamais de suivre l’antique devise inscrite au frontispice du Temple de Delphes, dont le sens profond nous échappe souvent, jusqu’à un âge de raison : « connais-toi toi-même  », slasheur.

1. One Person/Multiple Careers: A New Model for Work/ Life Success, Marci Alboher, Business Plus, 2007.
2. Profession Slasheur, Marielle Barbe, Marabout, 2017.
3. Étude disponible en ligne : cliquez-ici
4. Spécialiste de la séniorisation, qui publiait en janvier 2017 avec le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, La guerre des générations aura-t-elle lieu ?, Calmann-Lévy.
5. Reinventing organizations, Frédéric Laloux, Diateino, 2015.
6. Homo Deus, une brève histoire de l’avenir, Yuval Noah, Harari, Albin Michel, 2017.
7. Étude conduite auprès de 2 000 répondants : un échantillon national représentatif de la population française de 18 ans et plus hors DOM-TOM, pour la consulter cliquez-ici.
8. Lire « Ces trentenaires qui cumulent des jobs », Émilie Dycke, L’Express, 25/03/2011, cliquez-ici.

Article écrit par Céline Mas et tiré de la revue Influencia n°23 : « Les Français savent-ils parler aux Français ? ». Pour en lire davantage, cliquez sur la photo ci-dessous !

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