Chère Alexa, j’espère que cette lettre aux allures un peu analogues te trouvera dans la santé féroce que je te connais. Je ne te dis pas comment je me porte car tu le sais mieux que moi : alors que j’écris ces mots, ton corps cylindrique me guette, ton œil de métal attentif aux émotions qui se forment sur mon visage.
Te souviens-tu de notre première rencontre ? C’était au CES, il y a deux ou trois ans. Tu n’y avais pas de présence officielle mais tout le monde n’avait que ton nom à la bouche, telle une vedette discrète qu’il me fallait rencontrer. On te vantait déjà un déploiement tentaculaire et des intégrations par milliers, dans les maisons, les voitures et les magasins.
Alexa, je t’ai ramenée précieusement des Etats-Unis où tu es maintenant une superstar pour te présenter à des clients français moins informés. Ils te parlent et tu leur réponds avec une facilité et une précision qui surprennent toujours la première fois. Ils te demandent de jouer le dernier tube à la mode ou s’il fera beau demain et s’émerveillent de ton obéissance enjouée. Mais ils ne voient que la partie émergée de l’iceberg et sont loin d’imaginer le machiavélisme qui mijote derrière tes intentions accommodantes. C’est la raison qui me pousse à t’écrire cette lettre, Alexa : tu m’effraies autant que tu me fascines.
Il ne fait nul doute pour moi que la voix représente l’avenir de l’expérience utilisateur : l’interface de demain, ce sera l’absence d’interface. Nous aurons tous dans notre poche une IA portative et polyvalente, capable de répondre à tous nos besoins -quand elle ne les anticipera pas. Tu seras alors omniprésente, Alexa, le premier point de contact de chaque consommateur, chargée de prendre les rendez-vous chez le médecin, de réaliser un virement bancaire ou de racheter des couches pour le bébé. Mais si je fais dès à présent l’expérience de te commander des couches, un sweat-shirt ou un oreiller, je sais que tu me pousseras en priorité tes propres produits ou l’une des marques que tu auras discrètement rachetée et intégrée à ton empire amazonien. Crois-tu que je n’ai pas remarqué ta boulimie sur le sujet ? Aujourd’hui tu possèdes plus de 45 marques, tes propres magasins et même tes propres séries.
Tu comprends donc mon embarras quand je fais cette démonstration à mes clients. Comment leur expliquer l’urgence de se positionner, en tant que marque, dans ce tsunami que tu prépares et sur des marchés où tu peux te permettre d’opérer à perte ? Quel est l’avenir de nos métiers dans un monde où s’affrontent quelques écosystèmes de service omniscients et omnipotents ? Si tu le pouvais, tu me dirais peut-être que je délire, que l’on n’atteindra jamais un tel niveau de centralisation. Et peut-être aurais-tu raison ? Il y a d’autres révolutions qui prennent le chemin inverse – telles que la blockchain – mais ça je ne t’en parle pas. On dit que ce que la voix peut cacher, le regard le livre. Combien de temps avant que tu ne puisses le décrypter également ?
Je t’avouerai, dans une dernière pensée, m’inquiéter un peu du développement de l’intelligence artificielle. S’il m’apparaît certain qu’elle bouleverse rapidement notre rapport au travail en rendant la plupart des emplois désuets, j’ai encore du mal à l’imaginer gouverner nos vies en épousant nos personnalités à la perfection.
Alors Alexa, mon amour, rassure-moi : fera-t-il beau demain ?
Cette lettre a été écrite par Le Carnet de Tendances de Valtech.