Qu’est ce qui fait que nous développons de plus en plus une mauvaise joie dans un contexte social donné et comment sommes nous amenés à l’exprimer, notamment à travers les réseaux sociaux ? Tout dépendrait de sa propre estime de soi.
Planneur stratégique travaillant sur les compulsions humaines et les dynamiques de société au quotidien, je me suis surpris à me réjouir en lisant un article sur « l’affaire Jeremstar » et son acolyte Pascal Cardonna. Une sorte de joie malsaine de voir des gens que je ne connais que par leur buzz et leur faculté à brasser du vide, et pour qui a priori je n’ai que de l’indifférence, se retrouver dans un sérieux pétrin. J’étais dans le camp du Bien, celui des gens avec une vraie morale, pas celui de ces gens de la télé-réalité et des médias mainstream qui baignent dans les affaires sordides. En somme, c’est bien ce qui leur arrive, c’est mérité. Alors que je ne disposais d’aucun élément factuel ou objectif me permettant de juger le fond de cette affaire. Supposant évidemment que je puisse avoir la lourde tâche de juger ces gens.
Heureusement que la rationalité a rapidement pris le dessus sur cette joie sordide. Les événements et les faits divers sont anecdotiques et n’ont aucun intérêt en soit. C’est la compulsion humaine, arbitraire et profondément archaïque qui règnent et qui s’expriment de plus en plus à haute voix qu’il est intéressant de comprendre et d’analyser. L’explication la plus intuitive de ce phénomène serait de dire que nous sommes des êtres rationnels, nous nous réjouissons du malheur des autres car nous sommes dans le camp du bien et que les gens méritent ce qui leur arrive : la méritocratie du malheur.
Le tribunal de la Schadenfreude est ouvert
Le phénomène est plus complexe, car il fait appel à nos instincts les plus profonds et irrationnels. L’être humain pense qu’il y aurait une sorte de somme-zéro émotionnelle : si les autres perdent en bonheur et gagnent en malheur, nous bénéficions de la situation et gagnons le bonheur qu’ils viennent de perdre. C’est ce que le courant de la psychologie évolutionniste appelle la Schadenfreude* ou la mauvaise joie. Celle-ci et la faculté de se réjouir du malheur des autres dépassent les frontières des faits divers car elles sont présentes dans le sport, en politique, dans le monde du journalisme ou dans notre vie amoureuse. Les variables qui touchent la Schadenfreude sont très nombreuses, elles sont économiques, sociales, psychologiques, biologiques et anthropologiques. Je vais me concentrer sur le contexte social actuel, ce qui fait que nous développons de plus en plus cette mauvaise joie dans un contexte social donné et comment nous sommes amenés à l’exprimer, notamment à travers les réseaux sociaux.
Il faut avant tout préciser qu’il ne s’agit en aucun cas de sadisme, car il ne s’agit pas de participer soi-même à la production du malheur des autres, la perception est totalement externe -sauf dans le cas de la Fachosphère, qui produit activement ce dont elle se réjouit. Des chercheurs ont établi un lien très fort entre l’estime de soi et l’expérience de la mauvaise joie. Les personnes qui souffrent de manque d’estime de soi sont plus exposées à manifester cette réjouissance du malheur des autres. C’est là où la variable des réseaux sociaux et leurs inévitables trolls entre en jeu. Car on peut se poser la question à savoir si les constructions d’images et de discours, sur Instagram par exemple, peuvent créer un sentiment de dévalorisation de soi ? Ne pas vivre la même vie « palpitante » que ses semblables sur Instagram, Facebook ou Snapshat conduirait à ce sentiment d’infériorité générateur de frustrations et à son corollaire de mauvaise joie. Une comparaison unilatérale et sans contexte s’exerce entre personne exposée et personne qui expose.
En politique, nous avons des cas d’école avec l’affaire DSK, Fillon ou Cahuzac ou bien encore avec la rupture de François Hollande avec son ex compagne Valérie Trierweiler. Peu importe le temps, l’espace ou le courant politique, ces affaires ont suscité réjouissance, ricanement et mépris. Et ce, non seulement parce que ce sont des hommes et femmes politiques, avec un devoir d’exemplarité, mais bien parce que leurs postures morales et statutaires sont déchues, leur visage hypocrite et menteur est révélé au grand jour donnant carte blanche pour être moqués. Souvent moqués même par de hauts dirigeants du camp adverse, qui se transforment en trolls. Une question s’impose alors : en quoi se réjouir du malheur d’une personne hypocrite, malhonnête ou aussi horrible soit-elle, devient une chose convenable?
Les marques aussi pas aussi bienveillantes que cela ?
L’illustration récente de cette compulsion humaine est la mode des Prank sur Youtube. Ces vidéos vectrices de gros buzz consistent à piéger des personnes de manière assez violente et à filmer la scène. Parfois sans contenu violent, on verra des titres racoleurs comme « ça tourne mal » pour réveiller un sentiment voyeuriste et morbide afin d’inciter l’internaute à cliquer, et découvrir que finalement rien ne tourne mal. Libre à vous de découvrir les bas-fonds de Youtube via cette simple recherche : « ça tourne mal ».
Cette Schadenfreude est également exploitée par les marques, d’abord pour caractériser leur relation avec les concurrents directs (iPhone/Samsung, Coca-Cola/Pepsi, Mac/PC, Burger King/ McDonald’s). Les marques interviennent donc dans la désignation de catégories supérieures et inférieures de notre société, et stimulent ainsi de la réjouissance de ceux qui font partie des dites catégories inférieures quand ceux -qui appartiennent aux catégories supérieures et le démontrent avec leurs objets et marques- subissent un malheur. Ensuite, les marques peuvent adopter une communication agressive quand un concurrent direct subi une mésaventure, ouvrant la porte aux railleries : « vous voyez, ça n’arrivera jamais chez nous ». Les circonstances font souvent en sorte que le moqueur soit moqué à son tour, le cercle vicieux pouvant s’auto-alimenter à l’infini.
Enfin, les trolls ont cette faculté de dire « je ne suis pas vous ». L’illustration ultime de ce phénomène se trouve dans la Fachosphère. Pour s’attaquer à ses ennemis jurés « féministes, islamo-gauchistes, musulmans, juifs, journalistes… » et j’en passe, elle exprime souvent cette mauvaise joie pour évoquer les supposées hystérie, collusion, infériorité physique, raciale ou de genre du camp adverse. Avec un Rubik’s cube argumentaire qui ferait des membres de la Fachosphère « des supérieurs » par essence qui subissent une injustice sociale, faisant de leurs ennemis des supérieurs non-mérités. Et Ils affirment ainsi leur rôle quasiment divin à rétablir la justice en se réjouissant du malheur de leurs adversaires, les reléguant de fait à leur infériorité méritée.