Pour la 71ème édition du Festival de Cannes, la direction a décidé d’interdire la pratique des selfies sur le tapis rouge. Focus sur les raisons d’une décision qui a fait grand bruit et qui divise le monde du 7ème art.
« Une société qui ne voit plus que l’image des choses est perdue », disait Philippe Starck en 2003. Quinze ans plus tard, il semble que l’idée ait fait son petit bonhomme de chemin dans l’esprit des deux têtes pensantes du Festival de Cannes. Pour cette nouvelle édition de la compétition cinématographique la plus célèbre de la planète, Thierry Frémaux, son délégué général, et Pierre Lescure, son président, ont décidé d’interdire les selfies sur le tapis rouge. Attachement aux traditions ou symbole d’une industrie snob et coupée du monde ? La mesure a immédiatement divisé les acteurs du secteur. Afin de démêler le vrai du faux et d’y voir plus clair, il est temps, une semaine après l’ouverture de cette 71ème édition, de faire le point.
Un ras le bol de l’ego trip
Le 12 avril dernier, Thierry Frémaux et Pierre Lescure présentaient la sélection officielle 2018 à l’UGC Normandie des Champs Elysées. Une fois la session questions/réponses avec les journalistes ouverte, les langues se délient rapidement autour d’une interrogation de taille : pourquoi interdire une pratique, un geste, aujourd’hui assimilé aux quatre coins de la planète, à savoir la pratique du selfie ? Pour Thierry Frémaux, cela répond avant tout à un souci logistique : « A chaque projection dans le Grand Théâtre Lumière, nous devons faire rentrer 2200 personnes et les selfies retardent énormément ce processus. De plus, le FIF est le seul festival à permettre aux spectateurs d’entrer dans la salle aux côtés des stars, en foulant le tapis rouge. Si l’on choisit du jour au lendemain de les faire passer par la petite porte, ils pourront effectuer tous les selfies qu’ils veulent, mais je doute que cette mesure ait beaucoup de succès ».
Vivre l’expérience et non la capturer
Pour le délégué général, cette mesure permet également de revenir à l’essence même d’une « montée des marches » digne de ce nom : « Je me rappelle de ma première fois comme si c’était hier. On ressent du stress, de l’appréhension, pour beaucoup c’est la première occasion d’enfiler un smoking. Je m’en souviens parfaitement parce que je l’ai vécue pleinement. Pas besoin d’avoir les yeux rivés sur un écran de 3 pouces pour cela ».
Pierre Lescure ajoute : « D’autant plus que dans 90% des cas, les selfies sont très moches. Cela me semble irrespectueux par rapport aux qualités techniques et esthétiques misent en place par ailleurs. On vient à Cannes pour voir et pas pour se faire voir ». Considérant tout le rituel habituel, les robes, les smokings et les bijoux à plusieurs milliers d’euros que l’on prête aux stars, les pauses langoureuses devant le parterre de photographes, on pourrait juger cet argument un chouïa démagogique.
La parole à Messieurs les photographes
Mais une semaine après l’ouverture des hostilités, la mesure a-t-elle été bien assimilée et respectée ? Nous avons avons fait le point avec Patrice Lapoirie, journaliste reporter photos chez Nice Matin depuis 25 ans. « Tout s’est déroulé sans encombres, comme si les selfies n’avaient jamais existé. Pour nous, photographes, cela nous aide a être plus efficaces et à moins perdre de temps. Avant, une personne montait les marches pendant au moins 2 ou 3 minutes, cette année cela lui prend quelques secondes à peine. Les défenseurs de cette nouvelle règle l’ont répété sans relâche : les selfies symbolisent une gloire personnelle, alors que que le principe du Festival de Cannes est de vivre un moment à part, une expérience inoubliable. Quand on monte les marches pour la 1ère fois on est sensés observer, regarder la lumière, les gens, l’écran géant, écouter les cris, les déclarations d’amour lancées aux starlettes. Bref, être dans l’émotion et non dans le superficiel ». Finalement, avec cette mesure restrictive mal perçue au départ, tout le monde y trouve son compte… même si ce dernier n’est plus sur les réseaux sociaux.