Le besoin d’authenticité est le thème du quatrième opus de la collection de livres « Françaises, Français, etc… », co-produit par 366 et Kantar Public. Quatre grandes tendances et plusieurs sous-tendances y sont analysées et seront publiées en exclusivité chaque semaine par INfluencia. Cette semaine : le besoin d’exactitude.
Dans un de ses derniers ouvrages, » Vérité et véracité « , Bernard Williams, auteur anglais considéré comme un des plus grands philosophes de notre temps, met à jour le paradoxe de la vérité au sein de nos sociétés. “ La société moderne, considère-t-il, n’a jamais accordé une aussi grande importance à la vérité, au fait de dire la vérité. Pourtant, plus nous accordons d’importance au fait de connaître la vérité, plus nous paraissons douter du fait qu’on puisse la découvrir ou, tout bonnement, qu’elle existe ”. Car, échaudés par les tyrannies imposées par le fanatisme des “ tenants de la vérité ”, nous nous méfions de la vérité elle-même. Ainsi, plus nous voulons la vérité, plus les fake news et les théories du complot se développent, tendant à montrer que la société de l’information fait aussi bien le lit de la connaissance que celui de l’erreur et du mensonge.
Et finalement, la défiance généralisée, le refus obstiné d’être dupe, rendent au fond la vérité de plus en plus difficile à trouver et de plus en plus relative au sein d’un “ tout se vaut ” qui empoisonne de plus en plus les consciences. Comment alors retrouver la vérité de l’information et faire ensemble société ? Pour y répondre, le philosophe examine deux “ vertus ” de la vérité : l’exactitude et la sincérité qui sont reliées à des nécessités, des activités et des objectifs dont les hommes ont eu besoin pour construire la civilisation (science et technique exigent exactitude) et pour établir entre eux des rapports vivables. Ni absolue, ni attachée à une foi dogmatique, la vérité vaut alors la peine d’être recherchée tant bien que mal parce que ses deux vertus sont en elles-mêmes un bien, auquel chacun de nous se doit donc de contribuer.
Faites l’expérience vous-même de ce paradoxe à partir de l’actualité récente. Mediapart a publié toute une série d’articles sur le financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Le dossier comprend des soupçons et des présomptions indéniablement étayés. Mediapart est un médium crédible en matière d’investigation, particulièrement depuis ses révélations sur les comptes cachés à l’étranger de l’ancien ministre du budget, Jérôme Cahuzac. Mais c’est aussi un médium engagé, qui a combattu Nicolas Sarkozy. Alors, au fond, que penser ? Sommes-nous face à une entreprise de déstabilisation et de diffamation à l’égard de Nicolas Sarkozy ou face à l’exacte révélation d’un des plus gros scandales d’État de la Ve République ? Quelle que soit notre exigence de vérité, difficile de répondre à cette interrogation. La plupart d’entre nous sont donc dans l’incapacité de savoir si l’information est vraie ou fausse et par conséquent, contraints de suspendre notre jugement… Une inclination de plus en plus fréquente et pourtant très dangereuse pour la démocratie, dont les médias sont un pilier indispensable.
“ Si c’est marqué sur internet, c’est p’t-être faux mais c’est p’t-être vrai ” (Orelsan). La vérité de l’information est en effet une quête de plus en plus difficile dans un écosystème informationnel, confus, opaque et compliqué. Dans notre enquête, 89 % des Français considèrent qu’il devient de plus en plus difficile de savoir si une information est vraie ou fausse. Il semble que l’on n’en ait pris la véritable mesure que très récemment, ces deux dernières années particulièrement, quand, après le Brexit et l’élection de Trump aux ÉtatsUnis, un semblable cortège made in France d’intox est venu percuter nos campagnes électorales. On se souvient par exemple de l’abjecte campagne de dénigrement à partir de photos montage et de fausses citations menées contre “ Ali Juppé ” pendant la primaire de la droite. Internet engendre en effet une dérégulation profonde de l’information. Chacun peut désormais participer à ce grand marché et verser sa contribution dans l’espace public.
Et dans ce bouche-à-oreille géant autorisé par les nouvelles plateformes, tout est disponible : fake news, astroturfing (opinions apparaissant comme “ spontanées ”, mais en fait commanditées et pilotées à des fins manipulatoires) et trolling côtoient échanges constructifs, dialogues démocratiques et encyclopédies… Internet développe la connaissance, mais est tout aussi propice au développement des rumeurs et croyances. Le web n’a en rien inventé la rumeur : elle est éternelle, consubstantielle au genre humain et a toujours existé dans nos villes et villages, véhiculée par les colporteurs. Il lui a en revanche donné une vitesse de diffusion et une puissance de propagation inégalées dans l’histoire de l’humanité.
Alors, où est passé le Boeing de la Malaysia Airlines ? Faut-il ou non se faire vacciner quand on connaît le scandale du Mediator et que des milliers de témoignages individuels ont mis en lumière les effets dangereux du vaccin contre l’hépatite B ? Qui croire dans la polémique récente sur la nouvelle formule du Levothyrox, ce médicament contre les troubles thyroïdiens ? Les autorités sanitaires rassurantes ou les milliers de récits de patients faisant part de lourds effets secondaires ? Comment juger les atermoiements de l’Union européenne sur l’interdiction du glyphosate quand tant de scientifiques en dénoncent les dangers pour la population…
Une paroles officielle démonétisée
Nous sommes de plus en plus égarés face à l’information. Et ce, d’autant plus que la parole officielle a perdu beaucoup de sa crédibilité. On ne la croit plus, on ne veut plus être dupe. Du nuage de Tchernobyl aux mensonges de l’administration Bush sur l’Irak, en passant par les scandales sanitaires du sang contaminé, de l’amiante… la parole et la communication publiques se sont épuisées et délégitimées elles-mêmes. Le gouvernement commente les chiffres de son action, mais l’opinion ne croit plus à ces chiffres. Deux tiers des Français pensent que les statistiques publiques de l’inflation, du chômage, de la délinquance ou encore de l’immigration sont “ fausses ”.
Cette logique du soupçon est d’autant plus accentuée que les transmetteurs de parole, les médias sont eux aussi frappés de discrédit. Essentiellement parce qu’ils apparaissent comme connivents avec les pouvoirs, bien plus que comme les contre-pouvoirs qu’ils sont censés être. Plus de six Français sur dix considèrent ainsi que les journalistes sont incapables de résister aux pressions, qu’elles viennent du politique ou de l’argent. La parole publique et politique perd alors son caractère performatif et se trouve de plus en plus décryptée comme mensonge ou manipulation. Parce qu’on sait aujourd’hui qu’il est arrivé qu’elle le soit.
Les réseaux sociaux s’érigent alors en contre-pouvoir, en communication parallèle et interpersonnelle, en lieu de décryptage de la communication officielle, très difficile à contrôler pour marques et politique. Puisque la communication officielle n’est pas vraie, mais faussée et manipulatoire, je vais chercher l’information ailleurs. La quête de la vérité m’en fait chercher d’autres. Quitte à devenir crédule. On ne fait pas confiance à internet en général, mais on peut faire confiance à l’information diffusée au sein de sa communauté… Et au même moment, les réseaux sociaux sont très majoritairement perçus comme les principaux véhicules des fake news (58 % des Français doutent de leur crédibilité).
Bulles de filtre
Et cela est d’autant plus problématique que les réseaux ont de plus en plus tendance à enfermer techniquement et socialement les internautes dans des bulles. Les publications du flux d’actualités -première chose que les utilisateurs de Facebook voient en se connectant- sont en effet choisies par un algorithme, au fonctionnement complexe et connu de Facebook seul. Celui-ci privilégie ce qui pourra intéresser l’utilisateur en fonction de ses précédentes activités sur Facebook (publications qu’il a aimées, commentées, celles de ses amis, etc.). Les politologues américains en ont clairement montré les conséquences sur le champ politique : lors de la dernière présidentielle, un sympathisant républicain a été prioritairement et très majoritairement exposé à des informations de sources conservatrices, et inversement pour un sympathisant démocrate. Ce qui conduit à polariser le débat et à enfermer les citoyens dans des “ bulles partisanes ”, dans lesquelles ils ne sont jamais confrontés à des opinions différentes des leurs, ce qui les éloigne des autres et d’un débat “ rationnel ” et argumenté (18 % partagent un article avec leur réseau après avoir seulement lu le titre).
Ces bulles se constituent aujourd’hui en enjeu politique et démocratique majeur, à tel point que Barack Obama lui-même, dans son discours d’adieu à Chicago, a mis en garde contre leurs conséquences, pointant en creux leur rôle dans la victoire de Trump : “ Pour un trop grand nombre d’entre nous, c’est devenu plus facile de nous retirer dans nos bulles, que ce soit nos quartiers, nos campus, nos lieux de culte ou nos fils d’actualités sur les réseaux sociaux. Nous nous entourons de gens qui pensent comme nous, qui ont les mêmes allégeances politiques et qui ne remettent pas nos hypothèses en doute. De plus en plus, nous nous confortons dans ces bulles où nous acceptons seulement l’information, qu’elle soit vraie ou fausse, qui correspond à nos opinions, plutôt que de baser nos opinions sur des preuves tangibles ” . Le problème perdure : un an après l’élection de Trump, trois quarts des sympathisants républicains pensent encore que “ les médias inventent des informations ” à l’égard du président américain. La dévalorisation de la communication officielle conjuguée à l’explosion des réseaux sociaux comme sources d’information nous plonge ainsi dans l’ère de cette fameuse posttruth définie par le Dictionnaire d’Oxford comme “ se rapportant à, ou désignant des circonstances dans lesquelles les faits objectifs contribuent moins à façonner l’opinion que les recours à l’émotion et aux opinions personnelles ”.
Vé-ri-fier !
Comment exercer notre devoir de citoyen s’il nous est de plus en plus difficile de nous construire une opinion rationnelle ? Comment faire vivre le pluralisme si tout n’est que relativisme ? Comment percevoir l’intérêt général si nous ne vivons plus que dans des bulles d’intérêt particulier ? Ce sont ces questions intrinsèquement démocratiques et à l’acuité aiguë que pose le sociologue Gérald Bronner dans son livre au titre signifiant » La démocratie des crédules « . C’est aussi une question et un défi en forme d’opportunité pour les “ marques ” médias : celle d’une information authentique. Une information vraie, autrement dit : vérifiée et qui tend à l’objectivité.
À cet égard, il n’apparaît pas surprenant de constater que les initiatives de fact-checking traquant les informations falsifiées sont si bien accueillies. En témoigne le succès des rubriques de décodage des quotidiens qui cherchent précisément à répondre à ce besoin d’exactitude. Pas surprenant non plus que la presse locale apparaisse aux yeux des Français comme la plus “ authentique ” : au plus près de l’info et avec des lecteurs à même de vérifier de leurs propres yeux si elle dit vrai ou faux. La vérité, elle, se déplace de fait vers la notion de confiance qui semble aujourd’hui être la nouvelle ligne de partage entre les marques médias.
En s’interrogeant sur l’importance des médias, qu’elle décrit comme traditionnels, comme remparts contre les fake news, l’étude de Kantar, « Trust in News », permet de distinguer presse et médias. Que ce soit en France ou ailleurs dans le monde, les citoyens gardent confiance dans la presse. Ainsi, 64 % des Français considèrent que les quotidiens demeurent crédibles quand les chaînes d’info en continu et leur empressement à dégainer la breaking news suscitent le plus de méfiance. Et au-delà des médias eux-mêmes, ce phénomène doit interpeller les annonceurs. Dans la même étude, les consommateurs d’information disent accorder plus d’attention aux publicités publiées sur des médias de confiance.