La commodité est née du désir de faciliter les processus. Elle se nourrit d’elle-même, parfois au détriment de nos convictions. Identifiée par certains comme une addiction voire « une tyrannie façonnant nos vies et nos économies », il est urgent du côté des professionnels de la communication d’y résister pour renouer avec la difficulté que constitue l’expérience humaine.
Dans une tribune au New York Times, le juriste américain Tim Wu décrypte la tyrannie de la commodité, qu’il dénonce comme « la force la plus puissante qui façonne nos vies et nos économies ». La commodité est née du désir de faciliter les processus : c’est le lave-vaisselle, la commande en un clic, le « plug-and-play », le Uber de tout et n’importe quoi…
La commodité se nourrit d’elle-même, parfois au détriment même de nos convictions : la livraison en 24H d’Amazon rend Amazon de plus en plus indispensable et renforce son monopole, quand bien même elle serait une aberration écologique; une livraison de repas, via Facebook M, se fait au détriment du restaurateur qui paie une commission qui n’existerait pas si elle était effectuée en direct, etc.
Souligner le lien d’asservissement
Mais, de plus en plus, la commodité dépasse la facilitation de l’expérience humaine pour, en promettant de multiplier les possibilités d’être soi, catalyser l’individualité en en lissant les singularités. Les nouvelles technologies de l’individualisation du web 2.0 sont en réalité des technologies d’individualisation de masse : à l’inverse d’un Myspace, Facebook nous construit tous sur le même modèle, le même format. Et bien sûr, sur ces réseaux, la social currency de la commodité est le chiffre : la notification, le like, le commentaire.
Sans surprise, c’est la commodité qui est la source de l’addiction à la « boucle de validation sociale » des réseaux sociaux que dénonce, entre autres Sean Parker. Par exemple, Facebook est le moyen le plus simple (commodité) de rester en contact avec nos proches. Le réseau provoque des comportements avec un pattern répétitif : un mécanisme (notification, push), une motivation (la curiosité, l’ego, le besoin de contact), et une possibilité (la consultation immédiate sur un smartphone). Il en va de même sur Twitter : pour Evan Williams, co-fondateur de Twitter, « la commodité influe sur tout », et particulièrement sur les rapports entre les usagers et sa plateforme, qu’il s’agisse de rattraper un flux perpétuellement mouvant à chaque nouvelle connexion ou de clarifier le sens du favori en le remplaçant par un cœur.
Le lien logique entre l’addiction à la commodité (celle du contact, de l’expression ou de l’exposition de soi) et le chiffre qui la récompense est mis en évidence lorsque les nombres qui disparaissent. Ben Grosser, artiste et professeur de nouveaux médias à l’Université de l’Illinois a lancé en avril une version Twitter de son Demetricator, une extension déjà disponible sur Facebook qui fait disparaître les métriques visibles des réseaux sociaux. L’expérience, qui consiste en une perte de repères, supprime les notifications, les nombres de retweets, de likes, de followers, les dates de publications, rompt la spirale négative de l’addiction en décorrélant nos perceptions de la valeur de sa quantification. Il n’existe plus alors de popularité des auteurs ou des messages, seulement leur qualité intrinsèque. De la même manière, les expérimentations autour des dumb phone ou des slow-watches, qui privent des objets de leurs potentialités numériques, soulignent ce lien d’asservissement.
Rôle et réflexion d’un publicitaire ?
En tant que publicitaires, il est important d’avoir une réflexion sur nos pratiques et notre rôle. Alors que les liens entre nombres et addiction sont mises à jour, que nous avons pour brief de créer de la viralité, que nous construisons pour des marques des services de « commodification » à la valeur ajoutée discutable sur ces mêmes réseaux, il est important de s’interroger sur le culte de l’engagement comme KPI qui règne sur le digital. A fortiori lorsque les contenus aux plus grands dénominateurs communs (la peur, la colère, l’humour) sont plus utiles aux hackers russes qu’aux marques que l’on souhaite construire.
Il est urgent de refuser le chemin de la commodité et de la « commodification », qu’il s’agisse de stratégies de messages ou de media, pour renouer avec la difficulté qui constitue l’expérience humaine : au travers de services, d’expériences, de contenus ou d’objets qui ne soient pas des injonctions, mais qui prennent le temps d’être pleinement vécus, faisons de ces intrusions des outils d’empowerment et d’épanouissement.