Depuis le début des années 2000, le continent africain connaît une révolution numérique qui modifie en profondeur aussi bien le quotidien de ses populations que l’environnement des affaires.Principal moteur de cette transformation : la diffusion rapide des usages d’Internet et surtout du téléphone mobile.
Le nombre d’abonnés uniques en Afrique est en effet passé de quelques milliers au début des années 2000 à 420 millions en 2016. Quant au nombre d’utilisateurs de smartphones, il devrait passer de 200 millions en 2016 à 500 millions en 2020. Pour autant, cette révolution se déroule dans un contexte économique caractérisé par une forte prépondérance des activités informelles. Il nous invite donc à nous interroger sur les usages spécifiques du mobile par ces entrepreneurs informels : quels types d’usages du mobile privilégient-ils dans le cadre de leurs activités ? Quel est l’impact de cette nouvelle technologie sur la productivité et les performances de leurs unités de production ?
Ces questions font l’objet d’un projet de recherche ambitieux lancé en 2016 par le laboratoire « Les Afriques dans le Monde » (LAM–CNRS–Sciences Po Bordeaux), avec le soutien d’Orange Labs, dont nous restituons ici les premiers résultats. Par ailleurs, précisons qu’en amont du travail présenté ici, nous avons réalisé en 2017 un état de l’art détaillé de la littérature portant sur l’usage des TIC dans le monde en développement. Objectif : identifier les canaux à travers lesquelles ces dernières peuvent avoir un impact sur la dynamique et les performances de micro et petites entreprises informelles.
Révolution numérique en contexte informel
Selon le Bureau international du travail, près de 70 à 80 % des emplois non-agricoles s’exercent dans le secteur informel, où l’on retrouve principalement des indépendants et des microentreprises. Partiellement conduites en dehors des réglementations publiques, ces activités informelles, extrêmement hétérogènes (artisanat, réparation, restauration, petit commerce, etc.), ont connu une croissance rapide au cours des dernières décennies, en particulier en milieu urbain. Selon le FMI, elles pèseraient aujourd’hui entre 25 et 65 % du PIB dans les économies subsahariennes. Dans ce contexte particulier, l’arrivée du téléphone mobile nourrit beaucoup d’espoir quant à ses potentielles retombées en termes de croissance, d’innovation et de transformation des structures productives sur continent.
Le Sénégal illustre bien cet entrelacement entre informel et numérique, avec d’une part un nombre de lignes de téléphonie mobile actives équivalent à la population du pays, et d’autre part un secteur informel qui regroupe 97 % des unités de production (ANSD 2017). C’est pourquoi nous avons choisi d’y réaliser, en 2017, une enquête quantitative inédite, sur échantillon représentatif de 500 entreprises du secteur informel de la région de Dakar (sont considérées ici comme informelles, les unités de production non enregistrées et/ou dépourvues de comptabilité formelle écrite).
Cette enquête a permis notamment de reconstituer, de manière détaillée, le chiffre d’affaires, la main d’œuvre, et le capital d’entreprises dépourvues de comptabilité formelle. Les sondés ont, par ailleurs, été longuement interrogés sur leur équipement et leurs usages en matière de téléphonie mobile et d’Internet. Les premières analyses nous ont permis d’identifier et de caractériser les différents segments du secteur informel dakarois, et les différents types d’usage du mobile par les entrepreneurs.
Des « gazelles » au potentiel non exploité ?
Une première analyse statistique, centrée sur les caractéristiques des entrepreneurs et des établissements, nous a permis de mettre en évidence la grande hétérogénéité du secteur informel dakarois. Plus spécifiquement, quatre segments d’unités de production informelles ont été identifiés. Une première distinction oppose très clairement le « petit informel de survie » (29 % de l’échantillon) aux « top performers » de l’informel (22 %). Le premier groupe, très présent dans la vente de produits alimentaires, est constitué majoritairement d’indépendants peu performants (en termes de chiffre d’affaire ou de rentabilité) et disposant de locaux très précaires.
Le second segment regroupe des établissements de grande taille et disposant d’un niveau de capital élevé. On les retrouve surtout dans le secteur de la production. Ce sont des établissements bien établis qui tiennent souvent une comptabilité relativement élaborée et atteignent des performances économiques élevées. Les chefs de ces établissements ne disposent pas forcément d’un niveau d’éducation élevé, mais ils ont réalisé les meilleurs scores aux tests cognitifs et de comportement entrepreneuriaux effectués dans le cadre de l’enquête. Entre ces deux extrêmes, l’analyse statistique révèle l’existence d’un segment intermédiaire de « gazelles », évoluant avec un niveau de capital comparable à celui des top performers, mais avec des niveaux de performance bien moindres.
Ce segment intermédiaire se divise en deux sous-groupes :
* Le premier, celui des « gazelles inexpérimentées » (21 %), réunit des entrepreneurs plus jeunes, mais au niveau d’éducation élevé. Leurs activités sont plus récentes et on les retrouve souvent dans le commerce.
* Le second sous-groupe, celui des « gazelles matures » (28 %), est constitué d’entrepreneurs plus âgés, avec des activités plus stabilisées et anciennes. On les retrouve souvent dans les activités de services.
Quatre profils d’usages entrepreneuriaux du mobile dans l’informel de Dakar
Nous avons mené séparément, sur notre échantillon de 500 entreprises de l’informel dakarois, une analyse statistique des usages professionnels du mobile. La diversité des usages a été appréhendée à partir de plusieurs dimensions :
* l’équipement (téléphone GSM simple ou téléphone tactile et smartphone) ;
* les grandes fonctions professionnelles pour lesquelles le mobile est utilisé : (1) coordination, en one-to-one ou en one-to-many avec les fournisseurs, clients, partenaires ou concurrents ; (2) recours aux services de mobile money (paiement, envoi et réception d’argent, épargne) ; (3) utilisation du mobile pour la gestion interne (comptabilité, gestion des comptes et des stocks, gestion du personnel).
* la diversité et l’intensité des usages (fréquence). La diversité est appréhendée par le nombre d’applications et d’interfaces qu’un entrepreneur utilise (voix, messagerie instantanée, réseaux sociaux, appels vidéo, etc.)
L’analyse statistique des variables associées à chacune de ces dimensions a permis d’identifier quatre profils d’usagers bien distincts, illustrés dans le graphique ci-dessous.
Les profils d’usagers du mobile dans le secteur informel à Dakar. Sur le premier axe du graphique on distingue nettement l’opposition entre les « usagers simples » du mobile et les « entrepreneurs digitaux de l’informel ». Les entrepreneurs du premier groupe ne disposent que très rarement d’un smartphone (moins d’un sur quatre), et n’utilisent que très peu leur mobile à des fins professionnelles. À l’opposé, les « entrepreneurs digitaux » ont des usages extrêmement avancés et intensifs de leur mobile dans le cadre de leur activité. Ils disposent tous d’un portable tactile ou d’un smartphone. Près des deux tiers d’entre eux vont même jusqu’à promouvoir leur activité et vendre leurs biens et services sur Internet.
En position intermédiaire en termes d’intensité et de diversité des usages, nous identifions les « entrepreneurs réseauteurs » et les « entrepreneurs connectés », qui s’opposent sur le second axe du graphique. Les premiers sont particulièrement dynamiques en ce qui concerne la coordination avec leurs clients, leurs fournisseurs et leurs partenaires. Autrement dit, ils utilisent leur téléphone quotidiennement pour communiquer, en one-to-one, par voix ou par écrit, avec leurs interlocuteurs professionnels.
Les entrepreneurs connectés sont largement équipés en téléphones tactiles. Ils se distinguent surtout par l’utilisation d’Internet à des fins professionnelles : 90 % d’entre eux l’utilisent pour s’informer, vendre et promouvoir leur activité. À cet effet, leurs usages de Facebook et de WhatsApp sont particulièrement développés.
La téléphonie mobile au secours des « gazelles » ?
Ces premiers résultats apportent finalement quelques éléments de réponse concernant l’articulation entre usages du mobile et performances des micro et petites entreprises informelles dans un contexte africain. Lorsque l’on croise nos deux typologies, on observe une forte polarisation, avec d’un côté des usagers simples très représentés au sein de l’informel de survie et, de l’autre, des entrepreneurs digitaux qui se retrouvent principalement parmi les top performers.
Cela suggère donc que tout le monde ne bénéficie pas de la même façon du potentiel que représente le téléphone mobile, parce que des barrières existent dans la capacité d’adoption des différentes fonctions offertes par ce dernier. Ces barrières peuvent être financières quand il s’agit d’accès au smartphone, ou cognitive pour ce qui est de la maîtrise des savoirs et des compétences pour l’utiliser pleinement.
Soulignons enfin que les usages du mobile sont plus contrastés parmi les « gazelles ». On retrouve chez nos « gazelles » inexpérimentées autant d’entrepreneurs connectés que d’entrepreneurs digitaux. C’est probablement le signe de leur jeunesse et de leur haut niveau d’éducation. Du côté des « gazelles » expérimentées, il n’est pas non plus surprenant que le profil des « entrepreneurs réseauteurs » y apparaissent plus souvent, compte tenu de leur insertion plus avancée sur le marché. Mais il n’en demeure pas moins que ces « gazelles » souffrent de performances économiques qui les éloignent nettement des top performers. Preuve s’il en faut que le mobile à lui seul ne fournit pas de solutions miracles pour accroître les performances économiques des entreprises de l’informel et lever les contraintes auxquelles elles font face.
Cet article a d’abord été publié sur The Conversation. François Combarnous (GREThA CNRS, Université de Bordeaux), Thomas Eekhout (GREThA CNRS, Université de Bordeaux) et Georges Vivien HOUNGBONON (Orange Labs) ont participé à la rédaction de cet article.