Multi-entrepreneur dans le domaine du numérique, Digital Champion de la France auprès de la Commission européenne et membre actif au sein de l’Institut Montaigne, Gilles Babinet est Vice Président du Conseil National du Numérique. Il interviendra le mercredi 16 janvier prochain lors du prochain Club Edouard VII*, dont INfluencia est partenaire. Il répond à nos questions sur le numérique et l’avenir du Big Data en France et en Europe.
INfluencia : où en est-on en France en matière de numérique?
Gilles Babinet : c’est une question que l’on ne cesse de me poser et y répondre nécessite évidemment de rentrer un peu dans les détails. La première chose qu’il convient de saluer, ce sont les efforts importants qui ont été effectués. Il y a sept ans, lorsque j’étais président du Cnnum (Conseil national du numérique), il n’y avait ni BPI, ni fonds de taille critique (Partech, Idinvest principalement). Il n’y avait pas d’Ecole 42, pas de Simplon, pas de Webschool Factory. Il n’y avait que Epita et Epitech parmi les formations vraiment « numériques ». Il n’y avait pas non plus de Station F, pas de Frenchtech, pas de plan AI… Donc les progrès sont importants. Toutefois ils restent très insuffisants. A l’heure où l’on parle sans cesse d’un hard Brexit, on omet de voir que l’industrie de la technologie se porte extraordinairement bien Outre Manche. Un équivalent de 7 milliards d’euros y ont été investis en 2018 dans le capital risque, là où la France est probablement autour de 4 milliards.
Non seulement il y a une nette accélération mais également une croissance de l’écart avec notre pays. Nous avons également des difficultés à valoriser notre système d’enseignement supérieur dans le contexte de cette révolution. Les incubations universitaires et d’écoles d’ingénieurs, si elles existent, sont très en-dessous de ce que l’on observe dans les pays les plus vertueux (USA, Royaume-Uni, Israël, Chine principalement) ; les cluster regroupant startups, universités et sponsors / grandes entreprises restent assez rudimentaires, et en conséquence il n’y a, pour ainsi dire, pas de « licornes » bien portantes. Enfin, la numérisation des services publics prend un retard que l’on peut désormais qualifier d’inquiétant.
IN : le numérique est une chance, mais comment éviter que cela cause aussi des dégâts, notamment sur le marché du travail ?
GB : ce débat est sans fin et les meilleurs économistes sont en désaccord sur les conséquences de l’ère numérique et de l’AI sur le marché du travail. Il y a en revanche consensus sur le fait que les pays qui s’en sortiront seront ceux qui auront réussi à former massivement leurs citoyens. Or, là encore nos faiblesses sont béantes. La formation professionnelle, même réformée reste un point particulièrement inquiétant. Les universités ne sont pas, on vient de le dire, tournées vers le numérique. Je suis très critiqué lorsque j’affirme cela mais les chiffres sont têtus à commencer par ceux de THE (Time Higher Education) et du DESI (Digital Economic and Social Index).
IN : il y a un glissement de souveraineté des États vers les GAFAM. Est-il trop tard?
GB : la question est plutôt : trop tard par rapport à quoi? Il y a un inquiétant glissement mais de toute façon, les États vont devoir nécessairement changer de forme pour s’adapter à un monde où l’espace géographique sera désormais un élément beaucoup moins important qu’auparavant. Quant à notre capacité à réguler ces nouveaux acteurs, si nous n’y parvenons pas, nous abdiquerons tout simplement le bien commun à des acteurs privés. Il est encore possible d’éviter cela mais il faut une prise de conscience et l’élection européenne devrait, je l’espère, être l’occasion d’en débattre.
IN : de grandes sociétés connues sont-elles susceptibles de disparaître ?
GB : bien sûr, et ce n’est pas nécessairement dramatique. Les entreprises doivent être absorbées parce qu’elle ne sont plus compétitives. Or en France, la stabilité des entreprises du CAC40 est presque inquiétante. Beaucoup d’entre elles voient leurs activités reposer sur des activité de rente. Il nous faut comprendre comment nous pouvons passer de ce type d’économie à une économie de l’innovation. Le décompte des Licornes, s’il reste un indicateur rudimentaire, n’en est pas moins intéressant.
IN : l’ubérisation est un terme à la mode dans le débat public. Pointe-t-on ses méfaits de manière excessive ?
GB : je ne crois pas. s’il faut être Schumpétérien, il faut aussi s’inquiéter de la nature de la société que nous sommes en train de créer où les arbitrages permis par le capital au détriment des travailleurs sont systématiques. Ce qui manque c’est un cadre politique à ces débats. Finalement les gilets jaunes sont aussi des victimes des GAFA et nous ne nous posons que peu la question de la façon dont nous devrions structurer notre rapport économique et social avec ces sociétés.
IN : vous affirmez que nous ne sommes qu’aux prémices de la révolution numérique. Jusqu’où va t-on aller?
GB : le potentiel est immense. Je viens de finir un livre -Stealing Fire- sur la façon dont les technologies vont nous permettre de modifier notre façon d’apprendre, d’éprouver de nouvelles émotions, etc. Dans celui-ci comme dans d’autres, on voit bien que le champ à explorer est tout simplement incroyablement vaste. Deux ou trois grands facteurs (surabondance de capitaux, capital humain insuffisamment formé et régulation inappropriée) empêchent cette révolution de prendre son essor ; cela arrivera tôt ou tard et tout ce qui nous sommes en train de vivre pourrait bien nous sembler fade en comparaison.
IN : l’Europe est à la traîne dans le big data. Peut-on encore reprendre la main sur les données ?
GB : l’Europe est très désunie sur ce qu’il convient de faire. C’est d’autant plus dommage que le capital humain qui s’y trouve est de grande qualité. Je pense que l’élection européenne qui vient sera un instant historique. Reprenons-nous notre destin en main ou rentrons-nous dans le musée de l’histoire.
IN : comment peut-on aider les entreprises dans leur transformation numérique ?
GB : en faisant un travail de terrain : 80% des entreprises industrielles françaises, celles qui sont le plus susceptibles d’exporter, seraient proches de villes de moins de 20.000 habitants ! Cela montre que l’industrie reste un outil pour répondre aux enjeux des gilets jaunes. L’industrie doit devenir numérique; cela lui permet de rester compétitive alors que pour un emploi industriel l’on génère 3,5 emplois de services dont à peu près la moitié sont des emplois locaux. Il y a donc un sujet essentiel, à savoir numériser notre industrie et cela passe par le terrain.
* Club créé en 2009 par deux entrepreneurs, Bruno Ennochi et Stéphane Attal, qui réunit aujourd’hui 1000 dirigeants de PME. INfluencia en est partenaire. Le principe est simple : une adhésion annuelle de 750 € HT pour participer aux petits déjeuners/débats mensuels avec une personne de son choix et l’accès aux autres activités du club.