La jeunesse de 2018 ?
On aime son « défaut d’insouciance ». Formule ambiguë, mais frein moteur : chi va piano va sano. Et de retourner systématiquement les choses avant de s’en saisir. Et de tout d’un coup bourlinguer. Elle paraît suspecte, mais est surtout sceptique. Logique, la planète dont elle hérite est un lieu en péril. Alors un devoir : celui d’incarner la jugeote et l’espoir.
Il est difficile de définir une génération, sauf à ânonner des généralités et des certitudes, tant les variables sont nombreuses comme le sont les cadres culturels, les contextes sociaux. On risque de proposer des évidences qui tiennent plus du journalisme de divertissement que d’une analyse sérieuse. Et si le marketing ou la communication adorent évoquer ces générations X, Y, ZZ, Z+ et autres symboliques, ces dernières n’évoluent que rarement comme ils le prédisent. Oui, les jeunes générations contemporaines ressemblent aux précédentes, avec des spécificités et pas mal de complexité dès qu’on ose la généralisation.
Les différences sont suffisamment nombreuses pour que les palabres globalisantes soient reçues avec méfiance. D’autant qu’être un acteur de l’enseignement supérieur en France n’est pas un poste si privilégié pour comprendre toute une génération. Qui inclurait celle qui travaille, qui stagne ou qui se perd dans des banlieues délaissées, qui s’enfonce dans les crises -lorsque l’on aborde la situation des jeunes agriculteurs-, qui court après des modèles d’influenceurs éphémères et des passions souvent sponsorisées, qui part à l’aventure sur les cinq continents pour des temps parfois très longs… et qui sait également réussir avec brio. Mais être cet acteur, c’est être en très bonne position pour observer et tenter de comprendre ce qui peut définir cette jeunesse, ce qu’elle peut avoir en plus, en mieux ou en moins que la précédente. Alors, à défaut de croire en une génération universelle, on peut évoquer ces marqueurs forts qui structurent une singularité.
La possibilité du mix
Trois dominantes ressortent comme autant de signes d’espoir. La première concerne la capacité à absorber les technologies et à fendre, progressivement mais sûrement, le « mur de Berlin » qui opposait les sphères dites « rationnelles », dont les sciences et les techniques, et celles plus « émotionnelles » (comme par hasard considérées comme aussi plus féminines) des lettres, des sciences humaines et sociales, de la communication. Aujourd’hui, à la fois par obligation pour « survivre dans un monde 100% tech », par dominante culturelle qui lie les jeunes entre eux (une passion pour l’innovation, les jeux électroniques, la vidéo, la photo numérique, le maniement de l’ordinateur et du portable…), les jeunes de 20 ans sont moins ignorants, moins distants de ce qui a trait à la technologie. Ce qui explique aussi, contrairement à leurs aînés, qu’ils ne pensent pas automatiquement aux dangers et dérives potentielles quand on évoque l’intelligence artificielle, le Big Data, les objets connectés, les réseaux sociaux. Ils sont nés dans un monde technologique en mouvement -quand les générations précédentes ont dû s’y adapter de gré ou de force. Ces jeunes forment la première génération qui peut ou pourra casser la culture en silos « à la française » qui cause toujours autant de dégâts. Ils sont motivés quand ils collaborent ensemble sur un projet dans un hub d’innovation, dans un fab lab, autour d’un travail collectif qui rassemble pour- tant des compétences et des profils différents. Les générations précédentes avaient brisé les frontières géographiques, celle-ci comble les fossés inutiles et stériles entre domaines, savoirs et passions.
Une génération morale
La deuxième particularité, plus connue, tient à la dimension humaniste et éthique de cette « génération des grands mouvements identitaires ». Les questions relatives au genre, à l’égalité sociale et culturelle des femmes dans nos sociétés, au respect des différences et des identités, à l’ouverture au monde, aux phénomènes migratoires… et à tout ce qui concerne l’environnement sont au cœur de leurs débats, attentes et projets. Comme les interrogations qu’ils ont quant à l’adoption d’une marque, l’approbation d’une entreprise, le bien-fondé d’un futur job. C’est une « génération morale », dit-on. Il n’y a aucune garantie qu’elle le sera durablement, mais il est certain que l’éthique entre largement en considération dans leurs choix de vie.
Ces priorités tiennent d’ailleurs plus à l’individu qu’au citoyen. S’ils se mobilisent pour des causes morales et « individualisantes », ils sont moins à l’aise pour agir sur le plan global et en matière d’engagement politique traditionnel. On se bat davantage pour le respect de l’individu que pour la réussite collective de la société. Ce manque de mise en perspective explique pourquoi ils sont si prompts à se mobiliser pour des « mini causes », des combats qui se concrétisent par un « clic », dans une action immédiate, réactive. Cette tendance à l’engagement éthique ou sociétal ne signifie en rien que c’est une génération unifiée en termes de comportement politique. Mais ces jeunes se distinguent incontestablement par l’importance qu’ils accordent aux problématiques environne- mentales et écologiques, planétaires comme locales.
Éloge de leur lucidité
La dernière caractéristique, à ne pas confondre avec le. pessimisme marquant des jeunes des années 1990, tient à un réalisme qui, derrière les habituels marqueurs et comportements de la jeunesse, rompt avec le scepticisme des uns et l’optimisme naïf des autres. C’est une génération « branchée » sur les mondes, qui construit l’information, qui la gère et s’en distancie, qui peut émettre comme elle le souhaite sur Twitter ou Instagram, créer des blogs ou se considérer comme un influenceur notable. Au-delà de la qualité contestable de cette information qu’ils produisent, ces jeunes ont appris « à jouer dans les zones d’ombre », à s’adapter tels des caméléons, à faire preuve de recul, de « doute » utile, d’impulsivité contrôlée, en particulier dans le monde du travail. On ne « raconte pas n’importe quoi » à cette génération, car elle est pleine d’espoir sans être aveuglément croyante. Parce qu’elle sait se mobiliser sans se plonger forcément dans l’emballement permanent, parce qu’elle croit dans l’aventure d’une start-up mais moins dans les grandes promesses des entreprises traditionnelles, parce qu’elle aime se passionner mais pas toujours pour les discours des patrons et des DRH. Ce n’est pas du désespoir ni de la peur, et encore moins du dégoût ou du rejet. C’est la saine volonté de contrôler, de ne pas foncer bille en tête, de « vérifier ce qu’il y a derrière le miroir ».
C’est une forme de distanciation volontaire afin de pouvoir « rester à la surface », une manière de « gérer » la situation. Il suffit de discuter avec les entreprises; leur feed-back est généralement positif sur ces jeunes qui travaillent et s’impliquent volontiers. Pour autant leur volonté de liberté, d’autonomie, de ne pas « être coincés », se traduit par le développement du travail à temps partiel, de l’activité en free-lance, de CV bien moins rectilignes qu’auparavant, de parcours éloignés du plan de carrière programmé. On est moins dans la défiance que dans la distance et une culture du doute qui fonctionne tel un système de précaution.
Ouverts sur les mondes, les technologies et les cultures, investis dans des combats éthiques indispensables pour faire de nos sociétés des mondes plus sains et moins dangereux, engagés et passionnés, mais capables de recul et d’un scepticisme parfois salutaire, les jeunes de la génération qui a 20 ans aujourd’hui ne laisseront, eux aussi, à personne le droit de dire que c’est le plus bel âge. Ajoutons cependant que c’est une génération qu’on ne peut qu’aimer tant elle est à la fois passionnante et déconcertante. Parfois naïve, mais si consciente du monde tel qu’il est, tel qu’il risque de devenir et tel qu’il devrait être.
Cet article a été tiré du numéro 27 de la revue INfluencia : « Les jeunes, génération paradoxe ». cliquez sur la photo ci-dessous pour la consulter. Et pour vous y abonner, c’est par ici.