En ce début d’année où chacun y va de sa prospective, un hommage aux prédictions les plus foireuses, aux plus grands fails de la futurologie et aux révolutions maintes fois annoncées, jamais arrivées, s’imposait. Focus sur quelques uns de ces plantages en beauté. Fameux !
Chaque année, c’est le même rituel. Entre l’énième part de bûche et la première galette des rois, il y a les résolutions à tenir (ou pas), et les tendances à venir (… ou pas). Des planneurs stratégiques aux consultants ès spécialités diverses, chacun y va de sa vision du futur. Soyons justes, si certains travaillent au doigt mouillé, d’autres basent leurs propositions sur un raisonnement construit et argumenté, et leur travail est tout à fait respectable.
De notre côté, on avait envie de commencer l’année sur une note légère -et un rien moqueuse- on a donc voulu rendre ici hommage aux prédictions les plus foireuses, aux plus grands fails de la futurologie, aux révolutions maintes fois annoncées, jamais arrivées.
Dans la catégorie « avec des œillères »
« Les limites d’Internet démontrent ainsi qu’il ne saurait, dans le long terme, constituer à lui tout seul, le réseau d’autoroutes [de l’information] mondial » : Rapport Théry, 1994.
Notre petit préféré. Dans ce rapport destiné au Premier Ministre, Edouard Balladur, trois technocrates analysent l’avenir des canaux d’information et notamment le rôle qu’Internet pourrait y jouer. On peut y lire notamment que « le chiffre d’affaires mondial sur les services qu’il engendre ne correspond qu’au douzième de celui du Minitel ». Bien-sûr, en 1994, on peut imaginer que de nombreuses faiblesses rendaient le futur d’internet incertain… Mais ne pas envisager de changement possible (que ces faiblesses soient dépassées, que les progrès techniques rendent le processus de connexion plus rapide, que les usages pour lesquels internet est pensé initialement évoluent), c’est carrément être réfractaire au changement.
Mais re-situons le débat. Les auteurs planchent sur la question de la construction d’un grand service de communication à vocation universelle. Pour la France, et sans doute en particulier pour Théry, qui en est un des moteurs, ce grand service est déjà trouvé, il existe, et cocorico, c’est une invention française : le Minitel. Il y a sans doute une pointe de colbertisme dans cet entêtement pour le maintien de la télématique VS l’informatique. Fleuron de l’ingénierie française, le Minitel fut en revanche un échec commercial sanctionné par cette formule lapidaire : « tout le monde nous l’a envié, personne ne nous l’a acheté ». Néanmoins, on lui doit aussi la naissance d’usages et de services qui, s’ils ont disparu avec la bête, ont perduré sous d’autres formes sur Internet : le chat (né d’un piratage par des hackers d’une dizaine d’années sur le kiosque de service télématique des Dernières Nouvelles d’Alsace), puis les messageries roses (coucou Ulla), les services de voyance, ou encore l’inscription à l’université (dont la lenteur entraînait « une grande purge » aussi radicale que Parcourssup).
Pour une épopée romancée du Minitel : la Théorie de l’Information d’Aurélien Boullanger.
Et aussi :
« Effet de serre : fausse alerte », Claude Allègre, 1995, géologue et producteur notamment d’un stupéfiant rapport sur le climat, entre déni et fake news.
Dans la catégorie « visionnaire »
« Netflix, je n’y crois pas », Bertrand Méheut, président du groupe Canal+, 2013. C’est la réponse que fait le PDG à Rodolphe Belmer, son numéro 2, lorsqu’il lui propose de racheter Netflix. La suite ressemble à un torpillage du colosse français par missiles successifs tirés d’outre-Atlantique.
Premier coup : la SVOD. En 2014, quand Netflix lance en France son service de vidéo à la demande par abonnement, Canal Play, l’offre de SVOD de Canal, est leader du marché. Mais c’est un tout petit marché qui compte 520 000 abonnés. Pour parer à cette nouvelle concurrence, Canal affute ses armes : la chaîne signe avec HBO et enrichit son catalogue pour proposer environ 10 000 programmes, à peine un peu moins que Netflix. Canal Play profite dans les premiers temps d’un effet de dynamisation du marché et voit ses abonnements progresser, jusqu’à 705 000 abonnés à la mi 2015.
Rafales de tirs : les séries (et autres contenus). En plus d’une offensive politique d’achat de droits, Netflix intensifie la production de ses contenus « Original Netflix » avec des investissements massifs. Documentaires, films, séries : l’offre de Netflix est pléthorique. Dans un article intitulé « The Netflix Obsession », la chercheuse Kinnari Naik estime à 3274 heures le temps qu’il faudrait pour regarder l’intégralité du catalogue US en 2017. Netflix engrange les abonnements : en 2018, ce serait + 100 000 par mois… En décembre 2018, Canal finit par jeter l’éponge et annonce la fermeture de Canal Play.
Lance-roquette : le cinéma. S’il y a un territoire sur lequel Canal règne encore en maître, c’est le cinéma. C’était. Dans la chronologie des médias, cette exception culturelle française, la chaine est la première à pouvoir diffuser les films en TV : 10 mois après leur sortie en salle, contre 36 mois pour la SVOD, en bout de chaîne. Mais Netflix se fiche de l’exception culturelle française : en 2017, à Cannes, deux de ses productions sont présentées alors qu’elles ne sortiront pas dans les salles obscures. Polémique et cris d’orfraie sur la Croisette : désormais, un film ne pourra être présenté que si un accord est signé pour sa distribution en salle. Ce qui imposerait à Netflix… d’attendre ensuite 36 mois pour les diffuser sur sa propre plateforme. Qu’à cela ne tienne, Netflix ne viendra pas à Cannes. Le tant attendu « Roma », d’Alfonso Cuarón, ne sera donc pas présenté en 2018, mais il le sera à la Mostra de Venise où il remporte… le Lion d’Or. Jolie revanche.
La chronologie des médias a fait l’objet d’un nouvel accord fin 2018 destiné à s’adapter à la configuration moderne du marché et notamment aux nouvelles plateformes, raccourcissant de plusieurs mois le délai de diffusion des films pour chaque acteur. En attendant la suite, Rodolphe Belmer a, lui, choisi son camp, rejoignant le conseil d’administration de Netflix l’année dernière.
Et aussi :
« Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, je ne crois pas que la gauche passera en 2012 », Franck Tapiro, publicitaire et ex-conseiller comm de Nicolas Sarkozy, 2012. Une chance sur deux.
« Je pense qu’il y a un marché mondial pour quelque chose comme cinq ordinateurs », Thomas Watson, président d’IBM, 1943. Bien connue comme exemple d’epic fail, cette citation aurait néanmoins été extrapolée puisque son auteur l’aurait en réalité prononcée en 1953 en parlant de la première machine commercialisée, le IBM 701 Electronic Data Processing Machine, qui remplissait facilement une pièce. Après avoir sondé ses clients potentiels, Thomas Watson estimait le potentiel de commandes à 5.
Dans la catégorie « franchement, presque »
« Dans 10 ans, la MDMA sera sûrement prescrit pour accompagner des thérapies. Aux Etats-Unis, d’abord, puis en Europe », Rick Doblin, fondateur de la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies, 2010. Dans un an, donc. Quand on voit en France la popularité d’un sujet comme la légalisation du cannabis, on se dit que c’est peu probable. Pourtant, l’année dernière aux Etats-Unis, la FDA (Food and Drug Administration) a autorisé le passage en essai clinique de phase 3 de la MDMA, soit la dernière étape avant l’homologation d’un médicament, dans le cadre de psychothérapie traitant du PTSD. Le PTSD ou ESPT, c’est « l’état de stress post-traumatique », un syndrome qui peut être ressenti par des personnes ayant vécu un évènement traumatisant comme un viol, une agression, un attentat, ou encore par des soldats revenus du front. La MDMA permet, dans le processus thérapeutique, de libérer les traumatismes enfouis : « l’ecstasy permet de reconnecter les moments douloureux. Il permet d’en parler et d’y faire face », explique Michael Mithoeffer, qui dirige une étude sur le sujet. Après deux mois de traitement, 83% des patients ne manifestaient plus aucun symptôme relatif au PTSD.
Dans les années 70, la MDMA était d’ailleurs utilisée dans les thérapies de couples : taux de réussite ? 90%. Oui ! Alors pour tout comprendre sur le sujet, une infographie de la MAPS, ici.
Et aussi :
« La robotique sera l’un des rares secteurs dont la croissance sera à trois chiffres dans les années à venir », Bruno Bonnell, fondateur de Robopolis et actuel député LREM dans le Rhône, 2010. En 2017, c’était + 30% par rapport à 2016 d’après l’International Federation of Robotics, avec un pic pour l’industrie métallurgique à + 55%. Pas mal, mais toujours pas trois chiffres.
« La prochaine crise [économique] aura lieu en 2015 », Jacques Attali, 2014. Presque.
Dans la catégorie « répétitives, mais toujours pas »
« Le quantified self va être un phénomène de même ampleur que Facebook », Sébastien Moussay, fondateur de Bodycap, 2016. Comme chaque année, un membre de votre famille, ou peut-être même était-ce vous, a reçu un objet connecté en cadeau à Noël : bracelet, montre, balance, capteurs de mouvements, podomètres, tensiomètres… Des objets prêts à nous accompagner dans nos bonnes résolutions de début d’année pour mesurer nos efforts, cartographier nos battements de cœur et quantifier nos calories dépensées. Mais comme les bonnes résolutions, il est probable qu’ils soient vite abandonnés : 45% des applications liées à ces gadgets seraient désinstallées au bout de quelques semaines, après 4 ou 5 utilisations.
Facebook, c’est 2,2 milliards d’utilisateurs mensuels. Fitbit, lui, a vendu 2,2 millions d’objets au premier trimestre 2018… Le cas de celui-ci, qui était pourtant le leader incontesté du marché des wearables techs, illustre bien la limite du secteur. Lancé en bourse en juin 2015, son cours avait flambé de 50% pour grimper à 10,6 milliards de dollars. Un an et demi plus tard, ce dernier a plongé de 87 % et la capitalisation stagne autour d’un milliard de dollars. En cause, une concurrence rude (Xiaomi, Withings, Nike…), mais aussi un marché qui est finalement plus restreint que prévu. Passé l’effet de mode -et les cadeaux de Noël- les utilisateurs renouvellent peu leur équipement et ces objets restent cantonnés à une cible d’early adopters.
Du côté du domaine de la santé, les applications sont multiples, mais le problème de la confidentialité des données reste un frein majeur.
Et aussi :
Les smart cities, les interfaces vocales partout, les bots vraiment conversationnels… Mais on ne dit pas que ça n’arrivera pas.
Dans la catégorie « Apocalypse soon »
Le bug de l’an 2000. Vous vous souvenez du 31 décembre 1999, quand on a tous débranché nos ordinateurs et nos TVs ? Dans un autre registre, l’INA a compilé des extraits de vidéos où des enfants des années 60 imaginent l’an 2000, et c’est très mignon.
Nos maisons ? Des « immeubles en plastique avec des gros blocs de plastique fabriqués à l’avance ». Le moyen de transport ? « Une espèce de petite sphère avec une bille à la base qui tournerait comme on veut et ça grimperait partout ». Le carburant ? « Un gaz que l’on trouverait sur la lune ». Et quelques jolies réfléxions dans un registre plus philosophique aussi : « Ce qui me fait le plus peur c’est le manque de modération que peuvent avoir les hommes. Ils ne sauront peut-être pas contenir tout ce qu’ils trouveront ».
Et aussi :
« La fin du monde aura lieu le 21 décembre 2012 », Les Mayas.
Mais alors, pourquoi faut-il se méfier des prédictions ?
D’abord, parce que lorsqu’on fait de la prospective, si on s’appuie sur des faits et des chiffres, il s’agit toujours de combler une part d’inconnu (le futur qui en résultera) pour élaborer des scénarios potentiels. Or, de nombreux facteurs biaisent la pertinence des analyses, à commencer par les méthodes elles-mêmes. Par exemple, raisonner par extrapolation, c’est à dire l’extension au long terme d’une tendance initiale. On étudie les faits, et on imagine leur prolongement comme une suite logique. La limite est que l’histoire n’est pas toujours linéaire, il y a des transitions brutales et des révolutions qui créent des points de rupture.
Ensuite, parce que celui qui parle n’est pas neutre. Gérard Théry n’est pas neutre quand il parle du Minitel, parce qu’il en est un des inventeurs, et parce qu’il est Français : double biais identitaire, comme le relève Philippe Silberzann. Il juge l’informatique à l’aune de ce qu’il connait (le Minitel) pour confronter deux systèmes. Dans cette comparaison, le sien est le meilleur et c’est ce qui le conduit à défendre sa propre cause. Ajoutons à cela une pointe d’arrogance et on peut y inclure les bravades type « je n’y crois pas » de Bertrand Méheut ou de Frank Tapiro.
Enfin, parce que les prévisions de tendances s’appuient sur des données : statistiques démographiques, comportementales, etc. Encore ces données doivent-elles être fiables. « How much of the Internet is fake ? » se demandait Max Read récemment dans le New-York Mag estimant que moins de 60% du trafic sur le Web était humain, le reste, par des robots.
Alors, de plus en plus, quelle part de la prospective… can’t be a fake ?!
Source additionnelle : Usbek & Rica n°23 : « 130 prédictions sur le monde de demain ».