« Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières […] et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. » Socrate (ve s. av. J.-C.) aurait prononcé cette phrase. Mettrait-il en 2018 ainsi dos à dos ados et adultes ? Le luxe, un attribut de l’antisystème ? Les millennials l’aiment, n’en déplaise à monsieur, et qu’il soit subversif les allèche encore plus !
Les grandes maisons de luxe fascinent par leur longévité, intemporalité, voire immortalité. Certaines sont nées avec les grands rois de France, le cognac Louis XIII de la Maison Rémy Martin fondée en 1724 ou encore la grande dame de la parfumerie française Guerlain, qui célébrait ses 190 ans en 2018. Ces marques prestigieuses ont traversé les siècles, survécu aux révolutions industrielles, aux guerres sanguinaires et à la mondialisation. Or, paradoxalement, la pire chose qui puisse leur arriver, c’est de vieillir. Ringarde, has been, vieillotte, démodée : les qualificatifs sont nombreux pour désigner ces marques d’un autre temps, qu’on appelle très poliment les « belles endormies ».
Les histoires légendaires, le patrimoine, le savoir-faire artisanal sont les cartouches vitales du secteur, mais ne font pas forcément rêver les jeunes générations. Certes, elles attendent du luxe une forme d’authenticité du temps jadis, comme un label de qualité, mais elles veulent avant tout de la surprise et de l’inédit, de la créativité assumée avec un zeste d’autodérision, ce jamais vu qui rend une marque unique. La dimension. muséale et parfois poussiéreuse du luxe doit être ré-enchantée avec panache et disruption. C’est le principe de la Néostalgie(1), qui combine tradition et modernité. Une cure de jouvence, certes, mais qui prend source dans la fontaine mythique et ancestrale du luxe.
Logo !
Ainsi, le sourire énigmatique de la Joconde se décline avec ironie sur les sacs à main Louis Vuitton des « Master Series » monogrammés LV… et JK, Jeff Koons, le trublion de l’art contemporain qui réalise la collection. Les grands maîtres de l’art classique s’affichent au bras d’it-girls d’Instagram, dont Chiara Ferragni, mais aussi de jeunes millennials chinoises, qui s’arrachent les sacs bariolés à grosses lettres capitales or : Rubens, Fragonard, Van Gogh, Titien… La culture à portée de main. Idéal pour un selfie ! Plus sérieusement, selon une étude menée par UBS Group AG, les millennials ont contribué à accroître le marché du luxe de 85 % en 2017, et représenteront 45 % du total des dépenses des biens de luxe en 2025. Louis Vuitton, ainsi que Gucci et la marque de sportswear Supreme sont les marques préférées de cette génération, selon cette même source.
C’est aussi le grand retour de la « logomania » : les maisons de haute couture et les grandes griffes de mode sont avant tout reconnaissables et appréciées par les jeunes générations pour leurs sigles, blasons et autres icônes graphiques. Prada, Gucci et Balenciaga l’ont bien compris, détournant elles-mêmes leur signature graphique de façon disruptive, tel le nouveau fake « Guccy » qui s’affiche sur les dernières collections de sacs à main -un pied de nez audacieux au fléau de la contrefaçon, et un décalage créatif qui rend la marque ultra désirable pour les jeunes.
Contre-culture (de luxe)
Casquette, sneakers, tee-shirt, cagoule et banane : l’éternel adolescent des années 1990 est de retour sur les podiums, dans la rue et sur Instagram ! Après s’être essayées à leur vendre des étuis en cuir logotypés pour smartphone et autre device, les grandes maisons telles Balenciaga, Valentino ou Prada ont changé leur aiguille d’épaule. C’est dans la contre-culture jeune qu’il faut aller chercher l’accès, pour ne pas dire l’accessoire. Si le luxe générait déjà beaucoup de profit avec le parfum et la petite maroquinerie, les chiffres d’affaires explosent avec un nouveau segment du luxe abordable : le streetwear. La pantoufle de vair des cendrillons modernes se transforme en trainer de luxe, griffée « Balenciaga Triple S » de préférence (compter 700 € quand même), un must-have de mode.
Paradoxe des temps modernes, la plupart des jeunes connaissent d’ailleurs davantage le nom de marque Balenciaga que le prénom de son fondateur, Cristobal. Ils ignorent probablement aussi toute l’histoire de celui que l’on nomma en son temps « le couturier des couturiers » et de sa large contribution à l’histoire de la mode. Ainsi des créateurs d’hier Loris Azzaro et Paco Rabanne ne subsiste-t-il que le nom sur l’étiquette, ces génies de la mode emprisonnés ad vitam aeternam dans leurs flacons de parfums à succès. Moins chanceuses, d’autres prestigieuses maisons sont tombées dans l’oubli à la disparition de leur créateur, la faute à une mauvaise gestion d’entreprise ou à un patrimoine sous-exploité.
Des Maisons phénix renaissent
Une maison de luxe ne meurt jamais, dit-on, elle sommeille, hors du temps, en attendant l’élu, le « néo-créateur », qui saura faire renaître la marque de ses cendres, comme un phénix. Nommé directeur de la création en 2015, Alessandro Michele fut cet homme, qui a réussi en à peine un an à métamorphoser Gucci et faire de ce temple de mode italien la Mecque de la galaxie haute couture. Suite au départ précipité de Frida Giannini, Michele, qui était en poste au sein du studio créatif de la maison florentine depuis treize ans, connaissait déjà toutes les archives de la marque, ses gènes, son héritage. Il a donc su détourner les codes de la marque pour mieux les faire revivre. Dans sa dernière collection printemps/été 2018, il a par exemple fait appel à l’artiste Ignasi Monreal, pour peindre -ou dépeindre- l’univers fantaisiste et utopique de la renaissance Gucci.
L’ère des e-cônes
En 2018, quelle forme prend la jeunesse éternelle ? C’est l’émergence d’influenceurs virtuels et d’égéries digitales, des chatbots et de l’intelligence artificielle. Bienvenue dans la matrix de luxe ! Plus la maison de luxe devient le centre de gravité de l’écosystème de la mode, plus on éclipse le fondateur originel au profit de son fils spirituel, le jeune créateur qui incarne l’esprit de son renouveau. À l’instar d’Olivier Rousteing pour la Maison Balmain. Innovant sans cesse à travers ses collections ou dans sa manière de communiquer, il règne en seigneur sur la planète mode avec sa Balmain Army et son gang d’égéries influentes (Kim Kardashian, Kendall Jenner, Gigi Hadid et bien d’autres célébrités people du moment). Dernièrement, ses trois nouvelles muses ont fait vœu d’immortalité puisque Shudu, Margot et Zhi ne sont autres que des mannequins virtuels made in CGI (Computer Generated Imagery) ; Margo et Zhi ayant été créées spécialement par Olivier Rousteing.
Pacte faustien oblige, Shudu se revendique sur Instagram comme « le premier super modèle digital au monde », déjà suivi par 151 000 abonnés. Le phénomène n’est pourtant pas nouveau : Lil Miquela, mannequin américano-brésilienne (1,5 million d’abonnés), fascine autant qu’elle déroute; est-ce une figure réelle retouchée numériquement ou un avatar généré par des lignes de code informatique ? Il s’agit en réalité d’un personnage fictif créé par Trevor McFedries et Sara Decou (cofondateurs de Brud) et imaginé pour un projet d’art numérique. Cet avatar star fait en effet beaucoup jaser dans la presse et sur les réseaux sociaux dans la mesure où il pousse à son paroxysme l’esthétique parfaitement lisse et standardisée des nouvelles icônes du luxe, les influenceuses célèbres d’Instagram.
Les quatre saisons du luxe de la Néostalgie
En faisant appel aux ressorts de la néostalgie, les marques de prestige doivent subtilement composer avec les quatre saisons du luxe afin de se garantir une jeunesse éternelle : l’ancien, le moderne, le précurseur et l’immédiat. L’ancienneté d’une maison. valorise un savoir-faire unique et un discours authentique, un temps long qui définit la notion même du luxe. Ces belles maisons s’inscrivent dans un hors-temps imaginaire et symbolique fondé sur du mythe de marque, comme le voyage chez Vuitton ou le sport équestre chez Hermès. Mais pour éviter de sombrer dans le sommeil de la belle endormie et conquérir une nouvelle clientèle, il faut épouser la modernité, s’alléger du poids de la tradition pour respirer l’air du temps : ainsi le luxe descend-il dans la rue et s’offre un nouveau look adolescent -doudoune extralarge et sneakers démesurées, blason graphique et logos détournés- inspiré des codes streetwear. Cependant, si être à la mode implique qu’il faut suivre les tendances dictées par les millennials, on perd alors l’une des dimensions essentielles du luxe, celle d’être pionnière.
En effet, la jeunesse éternelle du luxe ne se contente pas de l’intemporel et de l’actuel, elle doit aussi se rebeller contre les idées reçues, défier les conventions en inventant de nouveaux paradigmes. Les grands créateurs le savent, il faut être en avance sur son temps, montrer la voie du futur. Le temps réel, qui favorise l’immédiateté des échanges sur les réseaux sociaux, permet aux maisons de luxe, même les plus anciennes, d’être une source d’inspiration pour les générations à venir. En alimentant les flux numériques de micro-légendes incarnées par des égéries éphémères ou des mannequins virtuels, elles renaissent éternellement d’une nouvelle histoire à chaque seconde, comme un battement de cœur numérique. Une éternelle jeunesse.
(1)Néostalgie : mot-valise qui associe deux termes à première vue contradictoires ; « néo- », préfixe qui désigne la nouveauté, et « nostalgie », émotion vive déclenchée par le souvenir d’un passé idéalisé. La néostalgie, telle que définie dans cet article, est un concept-clé inhérent à la méthodologie de travail de l’agence Balistik#Art.
Cet article a été tiré du numéro 27 de la revue INfluencia : « Les jeunes, génération paradoxe ». cliquez sur la photo ci-dessous pour la consulter. Et pour vous y abonner, c’est par ici.
Photo de couverture : Margot, Shudu et Zhi, les trois égéries de la Virtual Army de Balmain. © DR