Vous êtes persuadés comme tout un chacun que les musiques de films sont récompensées lors du Festival de Cannes, l’une des plus prestigieuses manifestations du monde du septième art ? Et bien sachez que non. Depuis 34 ans, la musique ne reçoit aucune récompense… Au mieux le président du jury peut décider d’en accorder une, sorte de joker technique qu’il sort ou non de son jeu.
La 72ème édition du festival de Cannes vient de se clôturer, et une fois de plus compositeurs, organismes de la profession, mélomanes se demandent pour quelles raisons obscures, il n’existe toujours pas de récompense pour honorer la musique, celle qui est ni plus ni moins, la compagne, la traductrice, la révélatrice, celle qui emmène les spectateurs, obnubile les amoureux de cinéma, et les emporte parfois malgré eux au sein de l’intrigue, ou tout simplement au cœur de l’inconscient.
Anomalie, oubli, déni ?
Anomalie, oubli, déni ? Si la musique de films a ses Oscars et ses Césars, elle n’a pas voix au chapitre du festival cannois, tandis qu’à la Biennale de Berlin, cette dernière peut au mieux prétendre à une récompense technique. Oui, nous parlons bien de musique, le quatrième art, donc. Pourtant comme l’explique le compositeur et président d’honneur de l’UCMF, (Union des Compositeurs de Musiques de Films), Patrick Sigwalt, « la musique originale d’un long métrage fait partie intégrante de ce dernier. Mieux, les trois co-auteurs d’une œuvre cinématographique sont le réalisateur, le scénariste, et le compositeur au titre du code de la propriété intellectuelle». Thierry Frémaux, et Pierre Lescure, duo reconduit à la tête du Festival ont beau le savoir, être sollicités sans cesse par tous les organismes qui ont trait à la profession, ils font la sourde oreille, et ont, comme cette année une réponses inaudible : « pourquoi faire exister cette catégorie alors qu’on s’en passe depuis tant d’années ». «Au fond, la musique est un support technique ». Est-il sérieusement possible d’être à ce point à court d’arguments, et tenace dans la volonté de nier l’existence du complice ?
Un prix pour la musique tout bonnement supprimé…
Pourtant à la création du Festival de Cannes, en 1946, un prix couronne la musique : Le Grand Prix International de la S.A.C.E.M. Pendant seulement six ans la musique sera distinguée à sa juste valeur. Puis il faudra attendre 1977 pour que celle-ci réapparaisse dans le palmarès, avec la partition de Norman Whitfield et Rose Royce pour Car wash de Michael Schultz… Et 1985, avec celle du grand Philip Glass pour Mishima de Paul Schrader. Depuis, rien. Les compositeurs, sont au mieux, invités à intégrer les jurys… Parmi, les plus marquants, Georges Delerue en 1989, Lalo Schiffrin en 1994, Alexandre Desplat en 2010, Gabriel Yared en 2017. Que s’est-il passé pendant ces 34 ans ? Nul ne le sait.
A life in Sound Track pallie cette absence
La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique continue depuis toutes ces années à se battre afin de légitimer « ce qui constitue le corps, ou la structure même d’un film », comme le souligne Patrick Sigwalt. Elle a finalement obtenu de Thierry Frémaux, de pouvoir en 2018 organiser A Life in Sound Track, manifestation à la marge du festival, sans pour autant en faire la promotion… En 2018, avec Alexandre Desplat , puis en cette 72ème édition, avec Bertrand Tavernier. Réalisateur passionné de musique de longs métrages qui présentait son documentaire (plus de onze heures de film), Voyage à travers les musiques et les chansons du cinéma français, prolongement de son Voyage à travers le cinéma français, débuté en 2016.
Qui orchestre ce « complot » ?
Dans ses mémoires, Michel Legrand raconte que lorsque Les parapluies de Cherbourg remportent Le Grand Prix à Cannes en 1964, Jacques Demy monte sur scène mais pas Michel Legrand… Cela sonne comme une mauvaise blague… A croire qu’une inquiétante étrangeté s’empare de toute une profession, jusqu’à ignorer la partition d’un film chantant ! Les réalisateurs sont-ils des monstres totalement autocentrés, au point de ne pas reconnaître le rôle de la musique dans leur œuvre ? Ne sont-ils donc pas co-auteurs ? La S.A.C.E.M et l’organisation du festival sont-ils brouillés pour des raisons ignorées ?
La musique fait peur
Une chose est sûre comme l’explique le compositeur Alexis Rault venu accompagner Zabou Breitman à Cannes pour son long métrage d’animation co-réalisé avec Eléa Gobbé Mévellec, Les hirondelles de Kaboul (présenté en compétition d’Un certain regard), « la musique fait peur. Rares sont les réalisateurs qui accordent une place de création au compositeur. On arrive à la fin d’une chaîne, il y a déjà eu mille problèmes à résoudre, cela fait quatre ans que l’histoire dure, souvent le montage est terminé. Il faut le comprendre, nous sommes, pour certains, des gêneurs ».
Question de culture ?
Il n’en va pas de même pour tous les réalisateurs. « Jean-Paul Rouve pour lequel j’ai signé les musiques de Lola et ses frères, et Les sourires me fait lire le scénario en amont. Pour lui, la musique fait partie intégrante du film, lui donne un rythme, l’aide même à le construire. Il lui donne un véritable espace de vie ». Question de culture ? Sens du partage ? Idem pour Zabou Breitman, poursuit-il, qui le considère comme un auteur, et non comme un technicien.
De son côté la réalisatrice Céline Sciamma l’affirme, « la musique est intégrée dès le début de réflexion du film ». Cela a été le cas pour Naissance des pieuvres (2007) et de Portrait de la jeune fille en feu, dont les musiques sont toutes deux signées Jean-Baptiste Laugier. Alexis Rault qui a également composé la musique de Quand on a 17 ans, d’André Téchiné, explique, « ce dernier a une idée très précise de ce qu’il veut. Mais n’écarte jamais une proposition très personnelle. Il faut bien l’admettre chacun travaille à sa façon, il n’y a pas une seule manière de fonctionner ».
Quand la musique est bonne
Ce que ne dit pas Alexis Rault c’est que si la musique fait peur c’est peut-être parce que lorsqu’elle est brillante, audacieuse, elle devient tout simplement universelle, le spectateur du film redevient une oreille, qui se souvient de la musique d’Ennio Morricone, de la scène de la douche de Psychose, car le son fait monter la peur bien avant même que le meurtre n’ait lieu, que chacun connaît la chanson des jumelles de Rochefort, sans forcément se souvenir d’une scène en particulier… que l’on chantonne tous un jour ou l’autre, City of Stars… de Justin Hurwitz (compositeur de la musique de La La Land de Damien Chazelle).
La musique pourrait-elle faire de l’ombre à un film ? « Images et musique sont indissociables… », ajoute simplement Patrick Sigwalt. De là à penser qu’il y a de la parano et beaucoup d’égo en jeu, il n’y a qu’un pas. Dommage, « si les auteurs avaient plus confiance en leur histoires, ils donneraient le champ libre aux compositeurs ce qui renforcerait à coup sûr, l’oeuvre dans sa force vitale ». À bon écouteur, salut.