25 juin 2019

Temps de lecture : 5 min

« Le sport est une Immense éprouvette de la société »

Isabelle Queval, ex-tenniswoman, est passée du court aux cours sans se poser de question. Aujourd’hui, elle est maître de conférences en sciences de l’éducation à Paris Descartes et poursuit dans ses écrits* une réflexion sur le corps, le sport et ses ambivalences : excellence, accomplissement, éthique, progrès. Pas de quoi se prendre la tête ?

Isabelle Queval, ex-tenniswoman, est passée du court aux cours sans se poser de question. Aujourd’hui, elle est maître de conférences en sciences de l’éducation à Paris Descartes et poursuit dans ses écrits* une réflexion sur le corps, le sport et ses ambivalences : excellence, accomplissement, éthique, progrès. Pas de quoi se prendre la tête ?

IN : tout d’abord une curiosité personnelle : quel est le lien entre votre carrière de tenniswoman et la philosophie ?
Isabelle Queval : il n’y a pas de lien particulier. Après une carrière de haut niveau qui s’achevait alors que j’avais 18 ans, j’ai commencé mes études de philosophie comme n’importe quelle étudiante (elle suit toute son enfance les cours par correspondance, ndlr), tout en continuant à jouer au tennis. Au départ, il est évident que j’avais besoin de mettre le sport à distance, toute cette intensité et ces heures d’entraînement étaient devenues pesantes.

IN : quand et comment se rejoignent sport et philo dans votre esprit ?
  I.Q. : dans ce choix, à cette époque, je ne voyais aucun rapport entre les deux. C’était antinomique, mais cela ne m’interpellait pas plus que cela. J’ai mis un certain temps à trouver l’articulation entre les deux. Le sport est un travail qui recouvre des ambivalences. La notion d’excellence du sport implique des notions comme celles de sagesse et d’équilibre, et dans le même temps évoque aussi la performance, et l’exceptionnel. Toute l’histoire de l’activité physique est au fond un travail traversé par ces qualités antagonistes et des traits multiples de par ses origines, comme l’aspect militaire, médi-cal, pédagogique, athlétique.

IN : quand une activité physique devient-elle un sport ?
I.Q. : tout d’abord, il faut définir ce qu’on entend par « sport ». Il y a celui que l’on regarde à la télévision, avec ses paramètres extrêmes ; le sport de monsieur tout le monde, qui n’a rien à voir avec le sport et les dérives du haut niveau; et il y a aussi l’éducation physique, comme le fitness par exemple… Mais il ne faut pas tout mélanger. Monter les escaliers, marcher dans la rue pour aller jusqu’au métro, ce n’est pas du sport. C’est au XIXe siècle, dans les col- lèges anglais, que naît la notion de sport au travers du rugby et du football, l’expression d’une compétitivité bourgeoise. Ce modèle –qui intégrait une certaine méritocratie– a subi des métamorphoses qui impactent aujourd’hui au plus haut point les sociétés.

IN : quelle est la place du sport justement dans la société ? Quel est son rôle ?
I.Q. : ambivalent, je dirais. Tout d’abord, les progrès de la médecine ont conduit au recul de la mortalité. Dans le passé, l’espérance de vie se situait aux environs de 25 ans, et personne n’avait en tête de cultiver son corps, la seule issue venait de l’âme et de l’intellect. Il y avait même un rejet, une haine du corps. Aujourd’hui, nous avons tout intérêt à nous concentrer sur lui et à le transcender, car c’est lui qui sera jugé. Le fait que nous ayons beaucoup de moyens pour être en bonne santé nous rend responsables de notre forme, ce qui conduit à une néo-culpabilité néo-chrétienne. Mangez, bougez, soyez responsables, actifs…

Nous vivons dans un hygiénisme ambiant qui nous enjoint à un certain matérialisme sous forme de consumérisme. Voilà de quoi est fait le temps ambiant.

IN : comment redonner un sens au sport ?
I.Q. : il faut éduquer les enfants. Le sport nécessite une connaissance du sport, une éducation. Aujourd’hui, on nous enseigne le sport comme si chacun pouvait en inventer ses normes, on nous dit comment travailler en bougeant tout le temps, on nous vend des ballons en guise de siège pour renforcer ses fessiers devant un ordinateur, pour ne citer que cet exemple. Or, l’incitation à outrance dans tous les domaines, ce culte de la performance peut mener à la dépression, au burn-out. Donc ce temps long que nous avons à vivre doit être psychologiquement et physiquement bien utilisé.

IN : qu’en est-il de la philosophie concernant le sport de haute compétition ?
I.Q. : il y a, comme vous le savez, toutes les problématiques liées au dopage. Et puis celle du handicap et des progrès de la recherche notamment liée aux prothèses. Des prothèses chaque fois plus performantes sont mises au point pour permettre aux sportifs handicapés de concourir et de s’accomplir. Or ces progrès amènent certains sportifs valides à penser que la pose d’une pro-
thèse est peut-être une solution pour gagner… Alors, oui, il y a des questions d’éthique, de législation, de philosophie, qui se posent et vont continuer de se poser.

IN : s’agit-il d’une dystopie ?
I.Q. : non, la question de l’hybridation du corps se pose déjà. La question du genre aussi. La quête de la performance est en train de dépasser les bornes. Il est évident que la question du handicap va devoir être reconsidérée… Dans les années à venir, des prothèses multiplieront les chances de gagner.

Mais de quoi est capable un humain normale- ment constitué pour gagner ? Se mutiler pour faire mieux ? Quelle est la limite entre soigner et doper ?

IN : effrayant
I.Q. : le sport permet à haut niveau d’abolir les limites, il est extrême, et emmène l’humain dans ce qu’il a de pire comme de meilleur. Il est une immense éprouvette de la société, avec ses addictions, ses contradictions… et toutes les questions existentielles y sont posées.

IN : en France, depuis plus de vingt ans, on lie le sport aux valeurs républicaines : la pratique sportive est  un apprentissage de la citoyenneté de l’égalité démocratique. Quel regard portez-vous sur cette « utilisation » du sport ?
I.Q. : en réalité, le sport est porteur de ces valeurs depuis son origine au XIXè siècle. C’est même ce qui a permis à la classe bourgeoise  d’alors de s’emparer de la compétition sportive pour en faire un emblème de la méritocratie, et par ce biais de la réussite par le « travail » ou « l’effort ». Ce que le sport met en scène, c’est d’abord une conciliation difficile à réaliser ailleurs : la «démocratie» de la ligne de départ (l’égalité des chances) et l’« aristocratie » de la ligne d’arrivée (seul le meilleur gagne). Cette conciliation alimente le spectacle et d’une certaine manière fascine. Mais le sport incarne aussi une version épurée de la démocratie, dont il réalise, mieux que la société, les idéaux : égalité des chances, transparence de l’état de droit, ascenseur social par le biais de la méritocratie. D’une certaine manière, il n’y a pas de « fils à papa » en sport et on ne peut pas gagner par piston. La victoire a un côté transparent. Il est donc utilisé à cet effet, même si tous ces facteurs, notamment l’égalité des chances et la méritocratie, sont largement discutables dans leur effectivité. C’est aussi pour cette raison que le dopage n’est pas toléré dans le sport, car il introduit du désordre au sein d’une compétition ordonnée par des règles. Ce qui n’est pas le cas ailleurs.

IN : les compétitions mondiales ont pour les nations valeur d’enjeu stratégique. Il en va de la gouvernance internationale. Comment expliquez-vous cela ?

I.Q. : le sport est une activité mondialisée qui perpétue des « valeurs », mais génère aussi beaucoup d’enjeux financiers. C’est un spectacle planétaire. En outre, aucune idéologie propre ne lui est attachée, car autant le fascisme que le communisme ont pu dans l’histoire se servir du sport. Il est «une machine à faire penser» capable de recycler diverses idéologies. Aussi est-il compréhensible qu’il soit devenu un enjeu politique et stratégique pour des États désireux de valoriser leur image, ou de grands groupes financiers, qui l’utilisent à des fins de marketing.

*Principales publications d’Isabelle Queval : S’accomplir ou se dépasser : essai sur le sport contemporain, Gallimard, 2004. Le Corps aujourd’hui, Gallimard, 2008. Le Sport – Petit abécédaire philosophique, Larousse, 2009. « Éducation, santé, performance à l’ère de la perfectibilité infinie du corps », Carrefours de l’éducation, déc. 2011, n° 32.

Cet article est tiré de la Revue INfluencia n°29 : « Sport : Fair ? Play ! ». Cliquez sur la photo ci-dessous pour découvrir sa version digitale. Et par là pour vous abonner.

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