Leur unité de temps, de lieu et d’action suffit-elle à assimiler le rapport au terrain de foot et cet autre à la scène ? La forme théâtrale peut-elle transcender les expériences d’un milieu sportif sexiste et normé ? Mickaël Phelippeau, chorégraphe de Footballeuses, interroge dans ses spectacles les identités. Des portraits dansés, qui comme les matchs sont toujours le même et autre, recommencés.
IN : racontez-nous cette rencontre et cette envie : la naissance des Footballeuses.
Mickaël Phelippeau : j’étais alors associé au Théâtre Brétigny, dont la directrice Sophie Mugnier fonctionne de manière thématique. Elle voulait réaliser un focus entre art et sport. Un sujet qui ne me parlait pas de prime abord… Mais que j’ai commencé à approcher en rencontrant un peu plus tard Brigitte Hiegel, footballeuse et alors présidente d’un club dans l’Es- sonne, pionnier du football féminin depuis 1971. Je ne pensais pas encore en termes de création, mais son évocation du fait qu’il est compliqué d’être une femme et de pratiquer le football en France aujourd’hui a semé en moi l’idée du projet Footballeuses.
En 2015, j’ai donc invité dix joueuses âgées de 21 à 59 ans à venir créer avec moi le spectacle en studio pendant deux ans. J’avais vraiment envie de travailler avec des profils différents, et le club de Bondoufle (91), associé à certains membres de l’association Les Dégommeuses (Paris 20e), nous a permis d’envisager de multiples rapports à la pratique de ce sport, l’aspect militant n’étant a priori pas le plus important. L’idée était avant tout de rapporter des expériences et de permettre à ces femmes de porter le poids de leur propre parole. Depuis le début de la tournée en janvier 2017, le spectacle a beaucoup évolué, tout en restant centré sur son caractère humain et fédérateur.
IN : à la croisée des arts, entre dans et football, entre performance artistique et politique, quel est le message que vous souhaitez faire passer ? Pourquoi la danse pour parler du foot ?
M.P. : je ne veux pas gommer l’aspect politique de ce spectacle parce qu’il y a effectivement une portée sociale d’entrée de jeu, mais surtout je voulais ouvrir le champ de la réflexion au travers d’expériences multiples et singulières. Valoriser l’importance de l’espace de réflexion pour que chaque spectateur ait une multiplicité d’interprétations et d’angles d’approche. Ce n’est pas un spectacle sur le football féminin, mais une représentation autour de ces dix femmes qui font du football.
L’idée est vraiment de brosser une galerie de portraits dont les messages se lisent à travers le corps, les mots et les regards, à la croisée de ce qui est à voir et de ce qui est à regarder. Aussi, je n’ai pas la prétention de vouloir faire comprendre quelque chose en particulier à qui que ce soit. La pièce oscille donc entre plaisir et souvenirs douloureux, via des prises de parole individuelles et une performance collective.
IN : le collectif, le pluriel et l’accessible, des notions et des luttes que vous avez l’habitude de mettre en scène. Une première pour vous sur ce terrain-là…
M.P. : J’ai effectivement déjà abordé la notion de collectif, notamment avec la pièce Chorus créée en 2012 avec une pratique extrêmement différente : le chant lyrique. En travaillant sur la notion de chœur et d’anti-unisson, et donc l’être-ensemble, il était important pour moi de mettre en lumière les différences entre 24 chanteurs au sein d’un même mouvement. Il y a aussi Bi-portrait Yves C., une pièce que j’ai montée en 2008 autour d’une danse traditionnelle du Finistère Nord. Nous avons travaillé sur le cercle, une forme de groupe et interrogé le rap- port au collectif. Avec Footballeuses, je m’attarde plus précisément sur la nécessité du groupe et la force plurielle. Le mariage entre ces dix femmes aux profils très différents est de par son éclectisme d’une portée majeure. Ici donc, l’amplitude des identités per met des prises de parole toujours plus singulières.
IN : chaque histoire est singulière, et pourtant le même mécanisme discriminatoire stigmatise et enferme dans un carcan normé…
M.P. : neuf des dix joueuses de la pièce ont en effet subi des discriminations sexistes. Un sexisme quotidien, intériorisé et intégré que nous avons tenté de déconstruire. À travers leurs récits, il a été passionnant de comprendre d’un point de vue historique le filtre sociétal absolu que ces violences représentent, car il s’agit bien d’un sexisme global. Et si aujourd’hui les choses bougent, il reste beau- coup à faire pour dire sans revendication ni peur : «Je suis une femme et je fais du foot ». C’est bien évidemment une affaire de contexte puisque ces injonctions sont propres à la culture environnante. En Norvège, par exemple, où j’ai eu l’occasion de travailler, il n’y a pas d’hégémonie de la couleur masculine sur le football comme en France et en Europe latine, bien au contraire.
Quoi qu’il en soit, les évolutions que nous pouvons constater quant aux stéréotypes liés au football féminin résultent d’un combat, à ne pas oublier, qui commence en 1917 avec le tout premier match féminin en pleine Première Guerre mondiale*. La pratique sera ensuite interdite sous Vichy. Ce n’est finalement que dans les années 1970 que le foot au féminin vit une sorte de revival accompagnant l’émancipation des femmes en dehors de la sphère privée**. Les Filles du stade est un superbe documentaire racontant l’ascension de l’équipe de Reims, la plus importante de France au moment de ce renouveau. Aussi, cent ans après le premier match officiel, Sophie Laly réalisait Taper dans la balle, un film documentaire autour du spectacle Footballeuses. Dans un autre format, Hortense Bel- hôte, interprète de la pièce, propose une conférence intitulée « Une histoire du football féminin ». Autant de manières de prolonger ce que nous avons mis en place avec la pièce chorégraphique.
*Des femmes jouaient alors contre des étudiants.
** Cf. INfluencia 28, « Femmes engagées ».
Cet article est tiré de la Revue INfluencia n°29 : « Sport : Fair ? Play ! ». Cliquez sur la photo ci-dessous pour découvrir sa version digitale. Et par là pour vous abonner.