Prix Nobel d’économie 2001 pour ses travaux sur les marchés avec asymétrie d’information, Joseph E. Stiglitz critique depuis de nombreuses années la dialectique infernale du pouvoir et des profits.
Dans son dernier ouvrage « Peuple, pouvoir & profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale » (Les Liens qui libèrent, 2019), ce critique du néolibéralisme analyse les grands problèmes actuels de l’Occident : l’anémie de l’économie, le pouvoir des monopoles, la mauvaise gestion de la mondialisation, la financiarisation abusive, le changement technologique mal maîtrisé. Et propose un tournant radical : un programme économique et politique progressiste. Il est, à son avis, urgent de mettre en œuvre une politique sociale ambitieuse autour d’une idée forte : l’« option publique ». L’ancien économiste en chef de la Banque Mondiale juge qu’il est nécessaire de s’attaquer de front au pouvoir et aux profits des grandes compagnies pour que le peuple puisse enfin espérer vivre décemment.
L’ex-conseiller de Bill Clinton, aujourd’hui professeur à la prestigieuse Université de Columbia, est l’un des fondateurs et des représentants les plus connus de la « nouvelle économie keynésienne ». Auteur de plusieurs best-sellers, dont « Le Triomphe de la cupidité », « La Grande Désillusion » ou « Un autre monde », il a été le grand témoin de la conférence d’ouverture des Journées de l’Économie, qui ont été organisées du 5 au 7 novembre 2019 par la Fondation pour l’Université de Lyon.
IN : depuis la chute du communisme, le néo-libéralisme semblait être le seul modèle à suivre, mais vous expliquez dans votre récent ouvrage que notre vision de ce qui pourrait être une « bonne économie » commençait à évoluer. Quelles sont les raisons de ce changement ?
Joseph E. Stiglitz : voilà presque quarante ans que nous expérimentons le modèle néolibéral lancé par des économistes comme Milton Friedman. Selon ce système, tout doit être fait pour augmenter les profits et maximiser la valeur pour les actionnaires. L’expérience acquise et les données amassées depuis près de quatre décennies nous permettent aujourd’hui d’affirmer que ce modèle est un échec. Les riches ne cessent de s’enrichir, les classes moyennes stagnent et les personnes qui ne sont pas allées à l’université souffrent de plus en plus. L’espérance de vie diminue aux États-Unis et la croissance augmente moins vite qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Face à ce constat, nous sommes de plus en plus nombreux à chercher un nouveau modèle économique plus efficace.
IN : avez-vous trouvé ce modèle idéal ?
J. E. S. : pas encore… Beaucoup de pays font des choses qui vont dans le bon sens. La Scandinavie parvient à transférer des salariés qui travaillent dans des secteurs en déclin vers des métiers en croissance. La Norvège est très riche grâce à son pétrole, et elle est parvenue à bien mieux uti- liser ses ressources pour le bien commun que d’autres nations. Les États-Unis ont réussi à créer d’excellentes universités et instituts de recherche grâce à un système de fondation à but non lucratif. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le secteur de la recherche est le plus performant de ce pays et ne suit pas le modèle libéral. Emmanuel Macron a, lui, expli- qué qu’il souhaitait s’inspirer du système de flexisécurité mis en place au Danemark [qui conjugue mobilité de l’emploi et indemnisation généreuse du chômage, ndlr]. Mais si beaucoup de pays affirment vouloir copier les idées des autres, leurs dirigeants ont sou- vent du mal à faire évoluer rapidement leur modèle.
IN : pourquoi ?
J. E. S. : certaines industries comme celles qui sont présentes dans les énergies fossiles opposent une gigantesque résistance aux changements. C’est vrai aussi des entreprises pharmaceutiques. Malgré des dépenses publiques par habitant qui sont deux fois plus importantes qu’en France, le système de santé aux États-Unis ne fonctionne pas, mais il n’évolue pas pour autant.
IN : l’élection de dirigeants très libéraux – pour ne pas dire nationalistes – comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro ne devrait pas réduire le pouvoir des lobbys. Le contraire semble même se réaliser.
J. E. S. : il faudrait une lame de fond populaire pour contraindre les politiciens à lutter contre les inégalités qui sont si fortes notamment aux États-Unis. Les règles aujourd’hui en vigueur doivent être modifiées et il faut appliquer les lois contre les monopoles. Même des grandes fortunes comme Warren Buffet reconnaissent que le modèle actuel est fondamentalement mauvais. Des candidats à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2020 disent exactement la même chose. Et une majorité de jeunes réclament des changements. En prenant des mesures très strictes à l’encontre de groupes comme Apple et Google, l’Europe montre à quel point les États-Unis ne sont pas actifs dans ce domaine. Le comportement hautement répréhensible d’entreprises telles que Facebook– qui utilisent les données de leurs utilisateurs sans les avertir et qui portent ainsi directement atteinte à la démocratie– aide aussi indirectement leurs détracteurs, qui demandent une meilleure régulation.
IN : pouvons-nous, en conséquence, espérer vivre des jours meilleurs dans un avenir proche ?
J. E. S. : je le pense. Sur le long terme, je suis même très optimiste. Le monde passe par des périodes difficiles, mais elles finissent toujours par se terminer un jour ou l’autre. Le fascisme a laissé derrière lui le chaos et la destruction, mais tout le monde sait aujourd’hui que ce modèle ne fonctionne pas. Les régimes totalitaires ont disparu en Russie, en Allemagne, en Italie, en Espagne et en Amérique latine. Le prix que certains pays ont payé a été énorme, mais ces expériences amères sont désormais
derrière eux.
IN : de plus en plus de dirigeants sont pourtant élus depuis quelques années avec des pro- grammes nationalistes…
J. E. S. : c’est vrai. Je suis d’une nature positive, mais les événements récents aux États-Unis ont mis mon optimisme à l’épreuve. Je suis extrêmement troublé de voir tant de mes concitoyens continuer à soutenir un dirigeant qui est aussi ouvertement sexiste et opposé à la science. Le néolibéralisme a créé les conditions qui poussent les gens vers les extrêmes. On constate toutefois que de plus en plus d’entreprises et même d’États – comme la Californie – prennent des décisions qui vont dans la bonne direction, malgré la présence de Donald Trump à la Maison Blanche. Il est impressionnant de voir à quel point l’opposition à l’encontre du président actuel est forte aux États-Unis.
IN : Donald Trump n’est toutefois pas le seul dirigeant nationaliste au monde.
J. E. S. : non, mais son élection a créé un espace qui a permis au totalitarisme de se développer dans d’autres pays, car leurs dirigeants savent qu’ils ne seront pas critiqués ni gênés par le gouvernement américain actuel. Si les États-Unis changent de président en 2020, le nationalisme cessera de croître dans le reste du monde.
IN : le sommet des Nations Unies pour le climat a été l’occasion pour de nombreux leaders de proclamer leur volonté d’agir. Ces belles paroles sont pourtant peu suivies d’effets. Pensez-vous, cette fois-ci encore, que la situation peut s’améliorer ?
J. E. S. : des choses avancent néanmoins dans le bon sens d’un point de vue technologique, notamment dans le domaine des énergies renouvelables. Le Royaume-Uni s’est, de son côté, engagé à afficher un bilan carbone neutre d’ici à 2050, et la nouvelle présidente de la Commission européenne (Ursula von der Leyen) a fixé le même objectif pour l’ensemble de l’Union européenne. De telles annonces redonnent espoir. Il est difficile de penser que les choses vont avancer dans la bonne direction aux États-Unis en ce moment, mais cette situation devrait évoluer lorsqu’on aura un bon gouvernement. Il est aussi rassurant de voir tant de jeunes s’impliquer politiquement.
IN : que pensez-vous justement de ces milliers de jeunes qui défilent régulièrement dans les rues pour exprimer leur mécontentement ?
J. E. S. : j’ai beaucoup d’empathie pour eux. Durant mon enfance, lorsque nous commencions à penser à notre avenir, on demandait à nos parents comment ils pouvaient accepter la société dans laquelle nous vivions – qui était ouvertement raciste et inégalitaire. Notre mécontentement s’est traduit par l’apparition du mouvement en faveur des droits civiques. L’élection de Ronald Reagan [investi en janvier 1981, ndlr] à la présidence a marqué le commencement d’une ère durant laquelle une nouvelle sorte d’égoïsme s’est développée.
Mais nous assistons actuelle- ment au début d’un changement profond. Les jeunes aujourd’hui ne prennent plus pour acquis tout ce qu’on leur dit. Ils savent qu’ils vont devoir faire face à une catastrophe environnementale et que leur qualité de vie risque d’être plus mauvaise que celle de leurs parents et de leurs grands-parents en raison des énormes inégalités qui existent. Mais une majorité des jeunes défendent les idées progressistes. Des dirigeants autoritaires d’un type nouveau vont apparaître ici et là. Il faudra continuer de lutter en faveur de la démocratie et de l’égalité. Je reste optimiste quant à l’issue de ce combat
*Joseph E. Stiglitz
Cet article est tiré de la Revue INfluencia n°30 : « 15 ans d’INfluencia : Agit-acteurs ». Cliquez ici pour découvrir sa version digitale. Et par là pour vous abonner.