Alors que les enjeux d’écoconception, de transformation digitale, d’éducation au regard, offrent aux designers assez de sujets de réflexion pour les longues soirées d’hiver qui s’annoncent, le mot design résonne encore dans l’inconscient collectif comme une discipline dédiée à la conception d’objets froids et réservés à quelques d’esthètes.
Pourtant le design a une vision du monde à faire valoir. Comment promouvoir les méthodes de conception basées sur un équilibre fonctionnel et esthétique ? Comment faire entrer cette culture dans les entreprises ?
Le design, une définition entre deux chaises
Difficile de cerner les contours du design, surtout quand celui-ci est à la jonction d’une opposition datant de plusieurs siècles, opposant un Art Majeur à un Art Mineur. C’est au XIX siècle, à travers notamment l’Art nouveau qu’émerge une première tentative de réconciliation entre les Arts. Cette volonté de ne plus opposer le beau et l’utile est l’acte de naissance du design moderne.
Cette belle idée connaît son premier schisme en 1950 avec l’essor des designers industriels qui, comme pour se démarquer des Arts décoratifs jugés futiles, réduiront le champ du design : aux meubles, à l’art ménager, ou encore aux luminaires. Cette obsession des designers industriels français à se démarquer des “décorateurs” a des répercussions encore fortes de nos jours sur la perception du grand public du métier de designer. En 2020, dans une société en pleine transition numérique, où l’usage remplace la possession, où le service prend le pas sur l’objet, ramener la figure du designer à un concepteur de chaise (hors de prix) est un véritable problème.
Quelle place pour les Web designer, UX designer, Graphic designer, Interactif designer, Motion designer, Sound Designer etc.. ?
Peut-être touchons-nous ici au premier enjeu d’une démocratisation du design : élargir son utilisation dans le langage commun à toutes les problématiques (notamment celles liées au digital), débarrasser le mot de son élitisme désuet, et ce dans le but de l’ériger en modèle de conception.
Les designers, coincés entre “effet waouh” et invisibilité
Alain Cadix dans son rapport commandé par feu le ministère du redressement productif affiche un constat plutôt direct « la France n’a pas de culture design”. Que cette réflexion sur la culture du design émane d’un ingénieur n’a rien d’anodin. La France est un pays d’ingénieurs. Les mathématiques sont enseignées dès le primaire, la filière scientifique reste la plus valorisée du secondaire et nos capitaines d’industrie sortent en majorité de polytechnique. Alors que le design est censé, selon la définition du Bauhaus, être “une science de l’art appliqué” la concentration du crédit scientifique dans les filières d’ingénieur a pour conséquence de réduire le design à de ”l’art appliqué”. Vidé de sa dimension de recherche et de sa méthode, le travail du designer en est réduit à son “style” incarné par le sacro-saint “effet waouh”. De manière assez intrigante, cette norme semble intériorisée par les créatifs eux-mêmes comme l’explique Véronique Vienne membre honoraire de l’AIGA :
“Les graphistes français proposent des compositions qui subvertissent le langage graphique. Ils se risquent à une imagerie non conventionnelle, dans une tentative de créer une réponse émotionnelle, une réaction d’ordre viscéral, pas très différente d’un coup de cœur”.
Une des raisons avancées par Oriane Juster : la nécessité de sortir du lot pour exister et gagner sa vie dans un « star système » qui ne valorise que la singularité créative.
C’est le 2e enseignement que nous pouvons énoncer pour une démocratisation de la culture du design. Le designer au-delà de son style a une expertise “dure” fondée sur une approche empirique des problématiques, inspirée par une forte culture des designs qui l’entoure, et basée sur des savoirs académiques comme l’analyse, le rythme, la composition dans l’espace, l’équilibre.
Le design, encore trop exclu du processus de décision
L’avènement de l’iPhone et surtout de son écosystème applicatif a considérablement influencé la perception du design vis à vis du grand public. Elle a rendu sensible les démarches de conception orientées utilisateur à travers une batterie d’application sans concession esthétique et à l’efficacité redoutable (Coucou Uber, Airbnb, Deliveroo et consort). Aujourd’hui, ces interfaces donnent encore le tendance pour de nombreux acteurs, cependant si elles ont diffusé cette culture, elle ne l’ont pas démocratisé comme nous l’explique Jean-Louis Frechin.
“Souvent, dans les grandes entreprises, l’intégration du design est traitée comme une simple fonction plutôt que comme une vision. La culture de ses atouts est faible. Il est souvent déployé comme un système de recettes réplicables, notamment chez les entreprises de consulting”. Réussir à tirer parti de tout le potentiel du Design nécessite aujourd’hui pour une entreprise un très haut niveau d’intégration. Le rapport d’alain Cadix préconisait déjà en 2013 de “renforcer la relation indispensable entrepreneur/designer ».
Nous touchons ici aux déficits de pouvoir décisionnaire accordé aux designers dans les entreprises françaises. Selon “designers interactifs” seul 21,6% des équipes de designers sont rattachés à la direction générale. On n’ose à peine demander si quelques membres du comité de direction sont eux-mêmes designers. C’est le 3e enjeu que nous avançons. De la même manière que le Marketing s’est fait une place depuis les années 70 dans les instances de décisions des grandes entreprises, le design doit faire valoir sa légitimité. Cela est d’autant plus pertinent que le design comme promoteur d’efficience, de sobriété et d’esthétisme a de belles cartes à jouer dans une société au bord de l’indigestion informationnelle.
Illustrations : Sandra Muller