Il aura fallu qu’un métier, celui de la pub, s’organise dans les années 1960 pour que la peinture disparaisse comme médium à l’affiche. Soixante-dix années au cours desquelles les plus grands artistes s’y adonnent pour boucler leurs fins de mois, par amour de la modernité, ou plus simplement pour expérimenter… Plongée au cœur d’un mariage où l’amour (de l’art) ne rime pas avec marketing.
Nombreux sont les artistes, peintres, graphistes, designers qui se prêtent à l’exercice publicitaire de l’affiche depuis que ce média existe. Certains, le plus grand nombre, l’ont fait pour des raisons « alimentaires ». Se considéraient-ils pour autant comme des peintres ratés? Estimaient-ils qu’il s’agissait d’un pis-aller? Une chose est sûre, si les « affichistes » n’ont pas toujours eu une haute idée de cette discipline – Magritte (1898-1967), obligé d’y travailler pour subvenir à ses besoins, déplorait cet exercice, estimant écrit-il que « cet art appliqué tue l’art pur » –, ils la pratiquaient avec génie pour certains et sans complexe, comme Sonia Delaunay (1885-1979), primée en 1936 pour son projet d’affiche lumineuse à l’effigie du papier… à cigarettes Zig-Zag.
Cette dernière, en effet, ne fait pas de clivage entre beaux-arts et arts appliqués, explique même qu’elle accorde à chacun de ces terrains d’expression une ambition égale, et un même souci d’innovation. Elle qui fait des incursions avec la même ferveur dans les secteurs de la mode, du théâtre, de la publicité, de la peinture ou de la décoration d’intérieur. De leur côté, les commanditaires, généralement des amoureux de l’art, y voient un atout majeur, le talent de communiquer des émotions par la peinture, la couleur, le style, si l’on en croit la persistance de cette dernière à travers l’histoire de l’affiche entre le 19ème siècle et les années 1960.
Les peintres essuient les plâtres
Le premier artiste (reconnu) à avoir franchi le pas, est l’Anglais John Everett Millais (1829-1896), qui accepte de la part de l’un de ses admirateurs (et propriétaire d’un de ses tableaux) Andrew Pears de vanter les mérites de son savon transparent Pears en 1886. Une œuvre qui n’a rien d’une «affiche commerciale» au sens où on l’entend. Le tableau reprend en effet les codes de l’époque préraphaélite que l’artiste affectionne.
Le message est, lui, « détaché » et se contente de légender son sujet… C’est grâce à l’éditeur Godefroy Engelmann (1788-1839) que l’affiche en tant que telle se développe. Cet imprimeur français met en effet au point le procédé de la chromolithographie qui permet d’obtenir des tirages en plusieurs couleurs (jusqu’à seize) par impressions successives. Le célèbre Jules Chéret (1838- 1894) sera le premier à populariser cette technique en France. Considéré comme le père de l’affiche moderne, celui qui apprend à 13 ans l’art de la litho en tant qu’apprenti fera plusieurs séjours en Angleterre, où il créera la première « publicité » pour son ami et parfumeur Eugène Rimmel (1821-1887). Le même maître de la cosmétique qui financera l’imprimerie de l’artiste de retour en France. Avec mille affiches au compteur pour les Folies Bergère, la machine à coudre Singer et le Cirque d’Hiver notamment, Jules Chéret devient le prince de l’image du Paris de la Belle Époque et ouvre ainsi la voie aux Belges Henri Privat-Livemont (1861-1936) et Henri Meunier (1873-1922), au Britannique Dudley Hardy (1867-1922), et aux Français Édouard Vuillard (1868-1940), Pierre Bonnard (1867-1947), Alphons Mucha (1860- 1939) ou Henri de Toulouse-Lautrec (1838-1913). Ce dernier, oiseau de nuit, réalisera sa première « peinture affiche » en prenant pour modèle Louise Weber, danseuse de French cancan, dite La Goulue, pour le cabaret Le Moulin Rouge. Leurs créations publicitaires, considérées comme de véritables œuvres d’art nées à l’aube du monde moderne, annoncent le règne de l’image que sera la première moitié du 20ème siècle. Outre-Atlantique, Edward Hopper (1882-1967) réalise un « poster » en 1929 pour Chop Suey. Tandis que l’artiste allemand Heinz Schulz-Neudamm (1899-1969) réalise la somptueuse affiche du film Metropolis, le classique de la science-fiction de Fritz Lang, sorti en 1927.
Une autre figure et digne fils spirituel de Jules Chéret est l’Italien Leonetto Cappiello (1875-1942), naturalisé français en 1930. Celui auquel on doit les magnifiques affiches pour les Cachou Lajaunie, le papier à cigarettes JOB, le bouillon KUB… reçoit quant à lui le surnom de « père de la publicité moderne ». Génie du dessin, qui publie à 20 ans un livre de caricatures en Italie, il poursuit sa carrière de dessinateur humoriste jusqu’en 1900, puis finit par dédier les trente années suivantes à l’affiche. Grâce aux pionniers que sont Chéret et Cappiello, le métier se professionnalise, mêle désormais typo et image, fait partie du paysage urbain. L’heure n’est plus à la rondeur, mais aux aplats signifiants, aux formes efficaces, aux figures géométriques.
En Russie, c’est Alexandre Rodtchenko (1891- 1956), l’un des fondateurs du constructivisme, qui fait figure de précurseur en adoptant une géométrie qui sera indissociable du cubisme.
L’appareil de mesure de prospérité commerciale
C’est à cette époque faste pour l’image murale que certains théorisent sur ce mariage contre-nature entre Bel-Art et affiche commerciale. Ainsi, en 1935, le peintre, lithographe, décorateur de théâtre, affichiste Adolphe Jean Camille Mouron, dit Cassandre (1901-1968), mêle-t-il habilement le futurisme, le post-cubisme, le surréalisme et l’Art Nouveau dans ses affiches publicitaires pour les chemins de fer, l’Étoile du Nord, la boisson Dubonnet, le paquebot Normandie. Ce Cassandre, dont Blaise Cendrars dira qu’il est « le premier metteur en scène de la rue », analyse sans ambages le rôle (et la castration) que l’exercice publicitaire représente pour lui : « L’affiche exige du peintre un complet renoncement. Il ne peut s’exprimer en elle. La peinture est un but en soi. L’affiche n’est qu’un moyen de communication entre le commerçant et le public, quelque chose comme le télégraphe. L’affichiste joue le rôle du télégraphiste : il n’émet pas de message, il les transmet. On ne lui demande pas son avis, on lui demande d’établir une communication claire, puissante, précise…Une affiche doit porter en elle la solution de trois problèmes : optique, graphique, poétique ».
Un Cassandre qui aurait aimé plus d’ouverture de la part de cet art consommé puisqu’il « espérait », écrivait-il, « trouver dans l’industrie publicitaire cette vie qu’il ne pouvait plus rencontrer dans les cimetières des marchands de tableaux ». (En 1961, également graphiste, Cassandre réalise le logo d’Yves Saint Laurent, après avoir créé celui de Christian Dior). Visions opposées? Complémentaires? Si Jules Chéret met « l’art majeur » au service du « spectacle de la rue » sans se poser la question, Georges Favre (1843-1917), autre affichiste de renom, écrira dans la revue Vendre :
« L’affiche est un phénomène économique qui pose un problème esthétique. Son essor est en quelque sorte l’appareil de mesure de la prospérité économique, puisque celle-ci est intimement liée à l’accrois- sement du pouvoir d’achat de l’individu ». Une théorie que Cassandre adoptera également plus tard : « La modernité de l’affiche signifie désormais le passage de la peinture vers la publicité tout court ». Pendant ce temps, Outre-Atlantique, l’urbanisme, le gigantisme et le développement de la théorie publicitaire prennent le pas sur la tradition européenne incarnée par ces artistes… ou artisans, comme les surnommeront certains.
Place à la photo
L’affiche, les artistes de l’époque le comprennent bien, doit redéfinir sa fonction, et revoir son langage graphique. La peinture d’avant-garde qui s’est engagée dans la voie de l’abstraction est difficilement exploitable par la publicité. Et si le renouveau de l’affiche se fera sous l’influence de Savignac (1907-2002) au début des années 1950, cela ne suffira pas à la revaloriser infiniment. Dessin simplifié, priorité à la couleur, début de l’humour bon enfant sont les principales caractéristiques de ses œuvres. Le gag publicitaire visuel est né ! C’est la grande époque des premières agences publicitaires américaines qui va changer la donne avec une publicité photographique, d’un réalisme anonyme, réalisé par un affichiste réduit au rôle d’exécutant. Et si l’affiche continue à se développer dans une relative liberté, les deux décennies qui suivent la fin de la guerre laissant ainsi quelques affiches mythiques, il est bien entendu que le temps est compté pour les artistes peintres.
Les concepteurs-rédacteurs, roughmen, photographes et/ou graphistes dirigés par les directeurs artistiques atomisent le travail dit « créatif », qui oublie alors la notion de « l’unique » pour se standardiser. L’affiche perd peu à peu de sa superbe, devient la réunion d’éléments disparates, parfois contradictoires ou redondants. La démocratisation de la télévision et de la radio cantonne définitivement le média peint à un rôle de figurant. Ainsi mis à mal, il n’est plus l’affaire que de quelques rares affichistes dans les années 1960 tels que Bernard Villemot (1911- 1989), Jacques Auriac (1922-2003), Roger Excoffon (1910-1983) que certaines entreprises continueront de plébisciter en direct comme Bally, Perrier, Orangina ou Air France.
Nous sommes désormais bien loin de la vision que Blaise Cendrars exprimait en 1927 dans Publicité = Poésie, équation dédiée à l’œuvre de Cassandre : « La publicité est la fleur de la vie contemporaine, la plus belle expression de notre époque, la plus grande nouveauté du jour, un Art. Un art qui fait appel à l’internationalisme, ou polyglottisme, à la psychologie des foules et qui bouleverse toutes les techniques statiques ou dynamiques connues, en faisant une utilisation intensive, sans cesse renouvelée et efficace, de matières nouvelles et de procédés inédits ». Et si fort heureusement de grands photographes prendront la relève artistique en publicité – Helmut Newton, Sarah Moon, Guy Bourdin, Jeanloup Sieff et d’autres créeront leur propre style et l’offriront aux marques qui les solliciteront –, il est à regretter qu’à une époque où l’art, la culture et la communication cheminent main dans la main, les beaux-arts n’y aient plus droit de cité. À moins qu’un Banksy soit la réincarnation d’un génie du passé. Et cela seul l’avenir le dira.
Cet article est tiré de la Revue INfluencia n°31 : « Art de Ville ». Cliquez ici pour découvrir sa version digitale. Et par là pour vous abonner.