14 avril 2020

Temps de lecture : 10 min

366 : De la distance à la défiance. Fin du monde ou fin du mois ?

COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la 5ème édition de "Français, Françaises" par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Tendance 5 : Fin du monde ou fin du mois ?

COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la  5ème édition de « Français, Françaises » par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Tendance 5 : Fin du monde ou fin du mois ?

2012, ce n’est pas si loin. Rappelez-vous. Des légendes lointaines, basées sur le calendrier Maya prédisant une fin du monde le 21 décembre de cette année-là étaient remontées à la surface et avaient envahi internet et journaux, suscitant ironie dans les conversations et les médias. Six ans plus tard, pourtant, la possibilité d’une fin du monde ne fait plus rire personne. Loin de là. Les théories qui prédisent un effondrement prochain de notre civilisation actuelle sont devenues…crédibles. Elles se regroupent sous un mot apparu tout récemment et largement repris et médiatisé, la collapsologie. A la différence des précédentes, la peur n’est plus millénariste et superstitieuse mais désormais fondée sur la Raison et la Science. « Aujourd’hui, la raison peut commencer à penser la possibilité qu’il y ait des effondrements globaux. Car il y en a déjà… Nous avons essayé d’être le plus rationnel possible sur les risques systémiques que court notre société. On montre que le système humain et la biosphère sont liés, et que des effondrements dans l’un peuvent entraîner des effondrements dans l’autre ». : la définition donnée par Pablo Servigne , auteur du livre vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires Comment tout peut s’effondrer est claire. L’après n’est plus un mythe lointain réservé aux illuminés et aux complotistes, pas plus qu’une fable pour crédules mais une réalité pouvant intervenir à horizon rapide. Les sociétés occidentales, libérales et capitalistes seraient vouées à disparaître à plus ou moins long terme par une série d’effondrements, de la biodiversité, climatique, boursiers, etc, inéluctables. Notre civilisation, parce qu’elle est destructrice des équilibres naturels, serait au bord du gouffre.

La science en fer de lance

D’un point de vue sémantique, le mot de collapsologie est primordial à analyser. Sa seconde partie, « logie » vient du grec « logos », la raison. La collapsologie n’est pas une opinion ou un mouvement politique mais bien une approche qui se veut scientifique du réchauffement climatique et de la catastrophe à venir. Et qui semble se diffuser à vitesse grand V au sein de notre société. Les chiffres de notre enquête exclusive sont inédits et particulièrement frappants : deux tiers des Français partagent l’idée que notre monde et notre civilisation pourraient bientôt disparaître. Les alertes désormais quasi-quotidiennes des scientifiques sur le danger du réchauffement résonnent de plus en plus avec les images qui envahissent les réseaux sociaux et nos écrans. L’Amazonie qui brûle, l’Australie qui étouffe, les glaciers qui fondent, les torrents de boues qui inondent le Sud de la France… La fin du monde semble juste là, à portée de vue, et à notre porte demain. Et le temps se contracte : près de 70% des Français pensant que notre monde peut disparaître situe l’échéance à moins d’un siècle. Particulièrement sensibles à la cause climatique, les jeunes sont les plus enclins au pessimisme collapsologique : 85% des 20-25 ans dans notre enquête adhèrent à l’idée d’un prochain effondrement. Pour eux, la distance entre aujourd’hui et la fin du monde se rétrécit. Les utopies sont devenues dystopies : le récit de notre monde vire au cauchemar. Les pratiques quotidiennes comme les actions militantes s’en trouvent en conséquence radicalement transformées.

Un nouveau « répertoires d’actions »

Si la distance face à la fin du monde se rétrécit, au moins dans les imaginaires, une autre semble s’élargir et devenir abyssale, celle vis-à-vis du monde politique et décisionnaire. Car au fond comment croire, quand on adhère aux théories collapsologues, que « l’écologie souriante » du Premier Ministre Edouard Philippe puisse être la solution ? Comment croire aux solutions gouvernementales, aux institutions internationales quand la COP 25 à Madrid se termine sur un échec piteux ? Visionnaire, l’écrivain Jean-Christophe Ruffin avait anticipé dans son roman en 2015 le Parfum d’Adam les transformations du militantisme écologique, sous l’influence de la « deep écology » américaine, en décrivant deux jeunes étudiants bien sous tous rapports, capables au bout de leurs parcours, d’actions terroristes pour défendre la planète. Nous n’en sommes pas encore là… mais pas loin ? L’inaction climatique perçue des gouvernants crée de nouvelles radicalités. Elles peuvent très rapidement toucher les entreprises. L’illustration la plus évidente en 2019 ? Extinction Rebellion. Ce mouvement né du côté de Londres s’étend partout en Europe ces derniers mois. Une nouvelle fois, un peu de sémantique. Pas de « vert », « d’écologie » ou autre terme habituel des mouvements politiques écologistes. Mais le mot Extinction qui parle de lui-même, associé à rébellion. Pour éviter l’extinction des espèces et de l’espèce, une seule solution est proposée, la rébellion. La désobéissance civile. Les actions radicales (même si souvent non-violentes) se multiplient et envahissent un espace médiatique friand des images choc. Des militants déguisés en abeilles dans le hall de Monsanto, du liquide vert déversé dans la rivière en plein Zurich pour dénoncer la pollution, des banderoles déployées sur les institutions européennes… Des formations existent même pour ces néo-activistes, comme celle dispensée par l’association ANV-CO 21 qui donne des cours de désobéissance civile à Nantes. Ce nouveau « répertoire d’actions » pour reprendre les termes du grand sociologue américain Charles Tilly, est souvent à la frontière de la légalité. Mais il semble de plus en plus toléré et encouragé par des Français qui approuvent majoritairement désormais ces moyens de lutter. Avec une limite importante toutefois, la violence contre les personnes. 87% désapprouvent ainsi (dont 65% « tout à fait ») les attaques de boucherie pour défendre la cause vegane, parce qu’elles paraissent inadmissibles en soi, mais aussi parce qu’elles touchent à une figure socialement fortement prisée et valorisée, celle de l’artisan de proximité.

« Ok Boomer », le mantra d’une génération ?

Ces nouvelles pratiques militantes sont essentiellement le fait des jeunes générations, qui se sont trouvées en Greta Thunberg, élue personnalité de l’année 2019 par Time Magazine, une porte-parole iconique pour interpeller vertement institutions et gouvernement. Grèves et marches pour le climat réunissant des dizaines de milliers de jeunes ont ainsi rythmé l’année dans nombre de grandes villes du monde. Cette ré-irruption de la jeunesse comme force de changement crée une forme de choc générationnel et accroît les distances entre générations. La jeunesse dénonce l’immobilisme et le confort des adultes ; ces derniers, tel Donald face à Greta, la renvoient au monde de la naïveté et de l’enfance. La popularisation récente et rapide du mème Internet « Ok Boomer » témoigne de la méfiance et de la distance grandissantes de la jeunesse à l’égard des générations qui l’ont précédée. Employé par Chlöe Swarbrick, une jeune parlementaire néo-zélandaise intervenant sur le changement climatique, pour répondre à un collègue plus âgé qui cherche à la déstabiliser, elle s’est ensuite diffusée comme une traînée de poudre dans le monde entier. « OK Boomer » est désormais utilisée par les jeunes de manière péjorative pour se moquer des opinions perçues comme obsolètes de la génération du baby-boom d’après-guerre. Elle est apparue dans les pancartes des manifestations contre la réforme des retraites, en adresse directe à Jean-Paul Delevoye.

De la collapsologie à la solastalgie

La collapsologie crée de nouveaux mots et de nouveaux maux. Est apparu ainsi en 2019 le terme de solastalgie, pour décrire l’angoisse, l’éco-anxiété, suscitée par les changements environnementaux, et en particulier le réchauffement climatique. Aucune étude sérieuse n’a encore appréhendé ce nouveau mal de siècle mais quelques indices montrent qu’il pourrait bien se répandre largement. Le festival Sans transition à Saint-Lézin cherchait à anticiper et discuter de l’imminence de la fin du monde, avec le récit de « rescapés » revenus du futur nous raconter l’effondrement. Il a fait le plein de plusieurs centaines de visiteurs nous indique Ouest France . Un sondage récent indique en outre que 51% des Français, et 72% des 18-24 ans, avouent que le réchauffement climatique est pour eux source d’angoisse . Si certains font le choix de l’action et de l’engagement, d’autres ont des stratégies d’apaisement plus individuelles pour faire face à l’angoisse, à travers le zen, le yoga, la méditation… Et privilégient le « ici et maintenant » face à la fin du monde. Depuis 2017, la pratique du yoga en France a augmenté de 44% avec près de 800 000 nouveaux pratiquants en simplement deux ans. Et les livres de méditation, de reprises en main de sa vie trônent en tête des palmarès de vente d’Amazon et de la Fnac. Action collective, repli sur soi pour s’apaiser, chacun cherche la solution et tente de mettre ses comportements en cohérence avec l’impératif climatique : moins prendre l’avion et sa voiture, se mettre au vrac, moins (ou ne plus) manger de viande, renoncer à la mode et priser une garde-robe d’occasion, recycler et réparer ses objets, ressortir ses mitaines pour moins se chauffer… Les injonctions à une consommation responsable pour limiter les dégâts sont multiples et variées. Mais pas toujours si simples à appliquer… Car elles entrent parfois en contradiction avec nos habitus, façonnés par des décennies de société de consommation, et nos contraintes de pouvoir d’achat.

Les ambivalences d’une transition

La peur de la fin du monde a radicalisé les pratiques militantes. Mais elle n’a pas encore radicalement changé les comportements sociaux. Jamais, sur le terrain ou sur les réseaux sociaux, le Black Friday n’a été aussi contesté, qu’en cette fin d’année 2019. Les actions se sont multipliées, pour dénoncer une période de solde poussant inutilement à la surconsommation et dangereuse pour la planète. Sur le Net (appels à boycotter Amazon) comme sur les territoires avec le blocage de nombreux centres commerciaux. La presse régionale s’en est largement fait l’écho, pointant par exemple à Besançon les vives tensions entre consommateurs soucieux d’économie et militants d’Extinction Rebellion venus bloquer le centre commercial de Chateaufarine . Et pourtant, avec 56 millions de transactions par carte bancaire, le Black Friday 2019 a battu tous les records, et enregistré six millions d’achat de plus qu’en 2018. Car si le climat est une urgence, le pouvoir d’achat l’est aussi, pour une majorité de Français qui, même consciente des enjeux climatiques, ne peut s’offrir le luxe de refuser des promotions au moment des achats de Noël.

Une tension éthique/pouvoir d’achat

Comprendre la société aujourd’hui, c’est ainsi comprendre une tension permanente entre le souhait grandissant, et devenu majoritaire, d’une consommation plus responsable et les contraintes fortes de pouvoir d’achat pesant sur une large partie de la population. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation d’ambivalence, caractéristique d’une phase de transition. Une tension éthique/pouvoir d’achat rend les arbitrages difficiles, incessants à faire, et pas toujours conciliables au quotidien, entre fin du monde et fin du mois. Victimes de l’essence chère et sans autre alternative, les gilets jaunes avaient déjà pointé la contradiction. Le Black Friday l’a une nouvelle fois illustré. Alors aux aisés la conscience de la fin du monde et l’adaptation de leurs comportements et aux pauvres la lutte pour le pouvoir d’achat et des fins de mois moins difficiles ? Pas si simple. Car l’arbitrage entre fin du monde et fin du mois traverse au fond chacun d’entre nous. Entre désir de consommation éthique, conscience de sa nécessité, pour soi (sa santé) et la planète, et envie de se faire plaisir et contrainte budgétaire, chaque individu est tiraillé entre des choix contradictoires. Et c’est peut-être bien une nouvelle fois des territoires que viendra la solution et la (ré)conciliation entre écologie et pouvoir d’achat. Toute une série d’initiatives y sont prises pour tenter d’organiser des modèles de production agricole de proximité, de circuit-court afin d’offrir à des prix raisonnables des produits respectueux de l’environnement. Les potagers partagés, la permaculture sont ainsi des pratiques en pleine expansion. Une initiative parmi mille, une fois encore piochée dans la presse régionale : dans le Haut-Doubs, une jeune start-up vient d’inventer la Farmcube, un projet de ferme vertical en cube clos, piloté par les biotechnologies, permettant de cultiver ce qu’on veut, à des coûts accessibles, sans pesticides, ni émissions de CO2 et en utilisant beaucoup moins d’eau . Un projet pour permettre une agriculture propre à une petite échelle. Et tenter de concilier localement les enjeux de fin du monde et de fin du mois.

Le pire n’est jamais sûr.

Et la fin du monde pas certaine. Mais l’angoisse du moment montre qu’on est peut-être en train de basculer d’un monde où le partage de la croissance et de l’abondance étaient les questions (entre nantis et pauvres, entre Nord et Sud) à un monde où la « neutralité », la sobriété, voire la frugalité deviennent de nouveaux modèles. Ce basculement a évidemment des conséquences lourdes pour les marques. L’achat plaisir, au cœur de la société de consommation, est de plus en plus questionné, soupesé, à l’aune de questions globales, et quasi-existentielles. Et devient un levier de plus en plus délicat à actionner. Il faudra à l’évidence aux marques et aux entreprises de plus en plus donner les preuves de leur engagement sur les sujets environnementaux et de la limitation de leurs impacts sur la planète. Lacoste s’est ainsi engagée dans une campagne publicitaire en faveur de la biodiversité. Autour du slogan « save our species », elle a promu la diffusion d’une édition limitée de ses célèbres polos en remplaçant son emblématique logo crocodile par dix espèces en voie de disparition. Chaque vêtement a ainsi été édité selon le nombre de spécimens encore en vie sur Terre, par exemple 150 avec le gibbon de Cao-Vit, 350 avec le tigre de Sumatra ou encore 157 avec le perroquet Kakapo de Nouvelle-Zélande. Un succès puisque les produits se sont écoulés en un temps record en Europe, les bénéfices étant réinvestis pour financer des actions de protection de la nature . Et il leur faudra aussi sans doute aussi aider les individus-consommateurs à concilier fin du monde et fin du mois, en proposant des produits responsables à des coûts abordables. Ce qu’a fait par exemple Natura, la marque de cosmétique brésilienne promouvant le « naturel », en concurrençant le black friday d’un « green Friday », avec, sur son site, moins 20% sur les produits « durables et équitables » et un slogan tellement adapté à l’air du temps « Bon pour vous. Bon pour la planète ». Sobriété, biodiversité, durabilité, pureté, naturalité, neutralité, frugalité… on trouve sans doute bien là les mots du marketing de demain.

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