Née de la prise de conscience des excès du matérialisme et du consumérisme, la frugalité s’affirme non seulement comme un renoncement à l’hyperconsommation et à l’hyper-sollicitation permanente mais aussi comme une réinvention du désir : plus conscient, authentique, durable, respectueux de soi-même et des autres.
Nos sociétés postmodernes ont entraîné l’avènement de l’abondance, du « plein », voire du « trop » : nouveaux temples de la consommation (physiques ou dématérialisés, à l’instar d’Amazon ou de la marketplace Wish, qui double son chiffre d’affaires chaque année), infobésité (excès d’information avec son lot de fake news), jusqu’à la course aux activités pour les enfants, chez qui les médecins décèlent de plus en plus tôt des cas de surmenage et de burn-out. Du plaisir personnel à la normalisation injonctive, voire tyrannique, il n’y a qu’un pas. En tout cas, l’émotion et l’affect guident nos décisions de consommation et nos projets de vie.
Remise en question de l’excès
Pour autant, depuis quelques années, on peut observer une remise en question de cette logique de l’excès, une prise de conscience de la nécessité de changer son mode de consommation et surtout sa vision de la société. En novembre 2019, en pleine controverse autour du Black Friday (et alors que de plus en plus d’acteurs se mobilisaient autour du Green Friday, événement citoyen anti-Black Friday), Courrier International titrait : « L’hyperconsommation, c’est la mort ». Assiste-t-on à une forme de retour au cartésianisme dans un monde régi par l’émotion ?
Un grand courant émerge donc : la frugalité
Un grand courant émerge donc : la frugalité, qui s’inscrit dans une logique de consommation raisonnée, modérée, et impliquant de facto une forme de renoncement à l’hyperconsommation. Selon l’Insee, la consommation des ménages a ralenti plus fortement que le pouvoir d’achat en 2018. Les consommations de tabac, d’alimentation, de boissons alcoolisées et d’habillement notamment se sont repliées en volume. La déconsommation est en marche.
Par ailleurs, de nouvelles pratiques mettent au jour une prise de position forte en faveur d’un mode de consommation et de vie plus durable, et se présentent comme une alternative possible à la destruction de la planète. L’essor du vrac illustre bien cette volonté de consommer au plus juste et d’éviter le gaspillage alimentaire et la production de déchets. Les chiffres sont encore modestes, mais la tendance est là. En 2015, on comptait moins d’une vingtaine d’épiceries spécialisées, en 2018, on en dénombrait 200. Un pas plus loin, la tendance du minimalisme fait de plus en plus d’émules.
Le retour de la raison et de la rationalisation
Les minimalistes repensent totalement leur façon de consommer à l’aune de l’état des ressources de la planète et entendent se dégager du superflu. La définition qu’en donne Fumio Sasaki, penseur japonais auteur du livre Goodbye, Things, semble même d’une logique évidente : « Le minimalisme est un style de vie dans lequel vous limitez ce que vous possédez à l’absolu minimum dont vous avez besoin pour vivre ». On assiste donc bien au retour de la raison et de la rationalisation des décisions et actes de consommation. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer au désir, constituante fondatrice de nos sociétés et nécessaire à leur perdurance. Mais ce désir devient plus conscient, plus respectueux de soi-même et des autres, dans une logique d’intégration des contraintes et de conciliation.
De l’humain dans la consommation
En 2014, Navi Radjou, universitaire franco-américain, théorisait une nouvelle approche de l’économie, fondée sur l’innovation frugale, qui ambitionne de « faire mieux avec moins ». Vivre avec moins ne représenterait pas un sacrifice, mais pourrait être source d’innovation et même d’une meilleure qualité de vie. Déjà, en 2010, Pierre Rabhi promouvait le concept de « sobriété heureuse », preuve s’il en faut que consommer moins n’est pas un frein au bonheur. En effet, la frugalité s’affirme comme source de libération physique et morale : consommer moins et surtout posséder moins permettent de s’alléger psychologiquement et matériellement pour se reconnecter avec soi-même et les autres, retrouver l’essentiel. À titre d’exemple, le succès planétaire que rencontre Marie Kondo, essayiste nippone, avec sa méthode de rangement minimaliste, démontre bien cet engouement pour le « moins ». Elle fait même l’objet d’une série de téléréalité sur Netflix. Début 2019, surfant sur l’engouement que suscite la méthode « KonMari », la page Facebook d’Ikea Singapour a créé le buzz avec une parodie faisant référence au grand principe de celle-ci : garder les objets qui apportent une « étincelle de joie » et se débarrasser du reste.
Par ailleurs, la frugalité permet de réintroduire la relation humaine dans l’acte de consommation
Don et contre-don, troc, recyclage, économie circulaire ou collaborative et zones de gratuité ne cessent de se développer pour insuffler des pratiques plus vertueuses. Le marché de la seconde main, par exemple, ne fait que croître : en témoigne le succès du Boncoin, qui étend sans discontinuer son champ d’action (après l’immobilier et l’emploi, le site de petites annonces vient de se lancer dans la formation), et de Vinted, qui compte aujourd’hui plus de 1,4 million d’utilisateurs dans l’Hexagone. Autre exemple : les ateliers pour offrir une seconde vie aux objets en les réparant plutôt qu’en achetant du neuf, ou en les transformant, se multiplient. Bien sûr, la motivation financière est primordiale. Mais au-delà, c’est une économie de pair à pair, qui repose sur le partage ou l’échange entre particuliers de biens ou de services et permet de partager non seulement l’usage de ces biens ou services, mais aussi une expérience.
La frugalité, au-delà du rejet de l’abondance matérielle, permet donc de redonner de la conscience et du sens au désir et de réinvestir l’humain. Serait-on en train de passer d’une économie consumériste à une économie relationnelle ?