L’intelligence artificielle (IA) est un eldorado à conquérir de toute urgence, nous dit-on. Alors au diable les précautions ! D’ailleurs les grandes entreprises s’y précipiteraient pour améliorer leurs processus de recrutement. Ce discours volontariste fait fi de l’histoire de l’exploration des terres inconnues, qui nous enseigne que les plus intrépides mettent souvent en péril toute leur expédition…
Les explorateurs avisés savent à l’inverse refréner l’excitation liée à l’émerveillement ou à la peur, et avancer prudemment. Ils s’arrêtent régulièrement, mènent des opérations de reconnaissance, négocient les difficultés et avancent avec humilité et envie de comprendre l’environnement.C’est tout le contraire de la conquête éclair menée à l’aide d’une technologie surpuissante. C’est moins romanesque, mais plus respectueux du terrain et des enjeux ! Récit d’explorations dans les services des ressources humaines (RH) d’une multinationale du CAC 40 et d’une organisation régalienne huit fois centenaire.
Dominer la puissance technologique
Le groupe L’Oréal est confronté à un problème peu banal. Il reçoit, de par le monde, un million de candidatures par an. Comment traiter un tel flux de candidatures sans tomber dans la facilité qui consisterait à cibler certaines écoles ou autres critères réducteurs ? Cela irait à l’encontre de la diversité, une des valeurs prônées par le groupe et l’un de ses facteurs de performance. C’est face à ce double défi qu’est venue l’idée de recourir à l’IA pour aider les recruteurs, mais pas une de celles qu’on trouve sur étagère comme le précise Eva Azoulay, directrice du recrutement monde chez L’Oréal « « Certaines entreprises se précipitent sur des solutions du marché. C’est particulièrement dangereux, car celles-ci, bien que pléthoriques, ne sont pas au point. Cette précipitation soulève en outre des questions éthiques lorsqu’il s’agit de recrutement ». De son côté, la gendarmerie nationale doit s’adapter à l’évolution des attentes des gendarmes qui, pour être encasernés, n’en sont pas moins des témoins du siècle et attendent des réponses immédiates à tout instant, une traçabilité de leur demande et une information transparente et équitable concernant par exemple les critères d’affectation.
Le chatbot : un assistant sans pouvoir
Comme beaucoup de grandes organisations, L’Oréal et la gendarmerie ont mis en place un chatbot, ce fameux robot conversationnel à base d’IA capable de converser en langage naturel avec un être humain, et donc d’interagir infatigablement avec un interlocuteur. Mais dans les deux cas, leurs possibilités conversationnelles ont été volontairement bridées à des échanges très factuels : information sur le statut, l’avancement, la mobilité, les parcours, la formation… pour les gendarmes ; simple vérification que les prérequis du poste sont remplis, que la localisation et la disponibilité du candidat sont compatibles et quelques informations institutionnelles utiles dans le cas de L’Oréal. Ces automatisations volontairement restreintes apportent à la fois une amélioration du service aux utilisateurs (immédiateté, disponibilité 24 heures sur 24), tout en débarrassant les services de tâches chronophages et sans valeur ajoutée. Mais encore faut-il éviter les impairs.
Le général William Vaquette. Gendarmerie nationale
Pour le général William Vaquette, directeur de projet transformation RH de la gendarmerie, « il est impératif de superviser le chatbot pour éviter les dérives entraînées par les biais cognitifs ». Les cas imprévus sont peu nombreux, mais potentiellement dévastateurs surtout en RH et ils ont d’ailleurs donné quelques sueurs froides aux porteurs de ces projets, des ratés heureusement rapidement corrigés. Croyant par exemple respecter la volonté d’une candidate mal entendante qui ne voulait pas être recontactée par téléphone, mais préférait l’être, logiquement, par courriel, le chatbot L’Oréal a poliment remercié la candidate et mis à fin à la conversation. Ce cas que personne n’avait imaginé s’est produit malgré une approche particulièrement prudente et attentive. On comprend ce que pourrait avoir d’aventureux de vouloir exploiter au plus vite toutes les potentialités des chatbots.
Vers un apprentissage inversé ?
La deuxième utilisation de l’IA pour le recrutement diversifié chez L’Oréal est un algorithme développé par une start-up et personnalisé par l’entreprise. Il permet, par quelques questions ouvertes, d’évaluer l’adéquation des candidats à la culture de L’Oréal et aux profils recherchés. On leur demande par exemple de décrire en quelques lignes une situation d’inconfort professionnel dont ils ont pu sortir de façon créative. La machine détermine un score pour chaque candidat en fonction des réponses, mais elle ne les sélectionne en aucun cas. C’est sur la base de ce score et des autres informations du dossier que le décideur décide seul de rencontrer ou non le candidat. Mais par rapport à quel référentiel étalonner les réponses ? Certainement pas en demandant à des experts extérieurs, mais au contraire en faisant un travail approfondi avec les membres de l’entreprise. Dans chaque pays qui souhaitait s’engager (aucun n’a été forcé) les questions ont été testées sur des collaborateurs expérimentés, avec un panel le plus diversifié possible. Cet étalonnage est refait régulièrement pour élargir toujours plus la base de connaissance.
Une quinzaine pays utilisent soit le chatbot
Aujourd’hui, une quinzaine pays utilisent soit le chatbot, soit le test de compatibilité culturel soit une combinaison des deux outils. Les entités locales sont libres de leurs choix : ces solutions ne sont en effet pertinentes que pour une grande quantité de candidatures à traiter et lorsque les équipes sont prêtes à s’investir dans la maîtrise de la machine. Car si les vendeurs d’IA expliquent qu’il faut enseigner au robot comment il doit fonctionner, les pionniers nous donnent une information capitale : ils apprennent autant que le robot à cette occasion. » Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour que tout fonctionne. Il nous faut constamment être sur nos gardes, contrôler, mesurer, revenir vers nos partenaires pour modifier telle ou telle chose, tester et faire des contre-tests, etc. Cela représente énormément de travail ». C’est donc un investissement lourd lors de l’apprentissage et qui ne s’arrête jamais, car si la machine apprend avec l’expérience, il en est de même des humains et des organisations chargés de maîtriser cette puissance technologique. Cette conclusion est partagée par la gendarmerie qui a répondu aux nouvelles attentes des gendarmes en publiant et en rendant visible grâce à des API disponibles sur le Web l’essentiel des informations et critères de gestion déjà disponibles dans le système d’information des RH, mais jusque-là non visibles pour l’utilisateur. Cette opération de transparence et de visualisation de son parcours et de celui de leurs camarades donne à chacun une information capitale sur l’état du « trafic » en temps réel des mobilités RH, un peu à la manière de l’appli mobile Waze sur le trafic routier. D’ailleurs, ce fut le nom donné initialement au projet de simulateur de carrière : Waze RH, pour marquer les esprits. La satisfaction apportée aux utilisateurs permet de prendre le temps d’étudier calmement les possibilités d’amélioration du système par une couche d’intelligence logicielle additionnelle.
Combiner audace, patience et modestie
À lire bien des propos d’experts sur l’IA, on a l’impression que les data récoltées à profusion suffiraient à déterminer un fonctionnement optimisé du système. Pour qui connaît les organisations et la capacité d’inertie de leurs membres quand ils se sentent agressés, on peut douter de ce rêve prométhéen, surtout en matière de gestion des ressources humaines. Les déconvenues risquent de se payer en termes d’image sur les réseaux sociaux. Les expériences de L’Oréal et de la gendarmerie nationale montrent la voie d’une technologie raisonnée qui pour être humble dans la mise en œuvre ne renonce en rien à l’ambition (diversité chez L’Oréal, meilleure gouvernance RH pour la gendarmerie). On associe souvent les entreprenants à des objectifs ambitieux et à la prise de risque. C’est oublier qu’un peu d’humilité et d’ingéniosité permettent souvent de réduire les risques aux seuls aléas imprévisibles et ainsi d’augmenter les chances de parvenir aux vrais objectifs.