Un caillou dans la chaussure… Voilà bien un titre qui n’y va pas par quatre chemins. L’ouvrage co-écrit par Natalie Rastoin et Batoul Hassoun démontre avec force exemples, comment le monde en entreprise a fini par considérer l’humain comme un problème et non comme un être participant à l’évolution d’un écosystème toujours en mouvement. Salariés, managers, psychologie, management, échec, des sujets abordés simplement qui permettent au moment de la ruée vers le tout numérique, de se poser les bonnes questions.
INfluencia : vous êtes désormais senior advisor au sein de WPP, après avoir dirigé Ogilvy? Que recouvrent vos nouvelles fonctions?
Natalie Rastoin : aujourd’hui, après plus de 30 années opérationnelles dans le management des agences, j’ai demandé à me consacrer au conseil aux dirigeants en particulier sur les enjeux de communication liés aux transformations. C’est ce que nous avons fait depuis 8 ans chez Ogilvy Consulting, d’où ce livre avec Batoul Hassoun- qui dirige cette entité – qui fait le point sur ce que nous avons appris.
IN. : intitulé Un caillou dans la chaussure… Ce livre arrive au moment le plus compliqué du XXIème siècle. Pourquoi aujourd’hui?
N.R. : parce que la crise oblige les entreprises à se réinventer en urgence… et que nous voulons rappeler que s’appuyer sur le facteur humain est la seule voie pérenne pour réussir leurs transformations au-delà de la technologie et des processus – et ce dans un moment où elles doivent intégrer plusieurs transitions : numérique, environnementale mais aussi démographique et territoriale. Pour certaines, ça fait beaucoup !
IN. : comment avez-vous travaillé ensemble ?
N.R. : ce sont beaucoup de conversations, ensemble et avec nos clients ! Et des cas pratiques sur lesquels nous avons travaillé ces 8 dernières années comme l’appui sur des travaux académiques, qui ont forgé les convictions que nous racontons dans le livre .
IN. : les entreprises que vous connaissez bien semblent arrivées au bout de leur ancien modèle, tandis que les récentes écrasent la tradition. Votre volonté d’évoquer l’humain vient-t-elle d’un mal-être que vous avez senti lors de votre carrière au sein des sociétés que vous avez cotoyées?
N.R. : chaque entreprise est différente et la crise actuelle nous rappelle qu’il n’y a plus de moyenne ou de recettes pour tous, contrairement à ce que certains consultants peuvent dire : si vous avez un pied dans l’eau glacée et l’autre dans de l’eau brûlante, en moyenne vous vous sentez bien mais en vrai pas du tout…
Batout Hassoun : il y a donc des entreprises qui savent faire évoluer leurs anciens modèles et d’autres non. Et celles qui réussissent prennent toujours plus en compte le facteur humain. Et ce n’est pas l’apanage des nouvelles qui parfois peuvent aller droit dans le mur, comme WeWork …
IN. : l’humain au coeur de l’entreprise parle autant de management que de managés. A qui le livre s’adresse-t-il? Que veut-il démontrer?
N.R. : notre livre s’adresse à tous car nous sommes tous confrontés au changement, dans notre vie personnelle comme professionnelle, dans le secteur privé comme public. Notre envie est de donner des clés pour réussir ces changements à travers des histoires et des exemples concrets.
IN. : en le lisant, nous avons l’impression que nous découvrons seulement aujourd’hui la part d’émotionnel qui est en chacun de nous. Pourquoi maintenant?
N.R. : tout le monde connait la part d’émotionnel y compris dans l’entreprise mais les dernières années ont fait triompher l’hyper-rationalité managériale. Sûrement une des conséquences du pouvoir quasi-absolu de l’actionnaire. Il semble qu’aujourd’hui, tout le monde est d’accord, y compris les investisseurs, pour dire qu’il est urgent de revenir à un meilleur équilibre entre les parties prenantes et à un meilleur partage de la valeur.
B.H. : la prise en compte des autres parties prenantes, collaborateurs, société, demande de recourir à des principes différents de la rationalité financière. Mais l’économie comportementale, qui a donné deux Prix Nobel (Daniel Kahneman et Vernon L. Smith en 2002, Richard Thaler, en 2017), et que nous citons souvent, a prouvé que nous n’étions pas rationnels !
IN. : vous parlez même de supériorité de l’émotionnel sur le rationnel qui explique selon vous la victoire du Brexit ? Nos émotions sont à vif… Le système entier semble incapable de le calmer, un peu comme une mère qui ne pourrait plus faire entendre raison à son enfant émotionnellement perturbé, choqué… C’est grave. Quelle est la solution?
N.R. : la victoire du Brexit et plus généralement la force du populisme, c’est la simplicité de leurs histoires. « Take back control » est un excellent slogan, l’histoire qu’il raconte est simple (on récupère enfin notre argent) en face duquel les arguments complexes et rationnels n’ont pas fait le poids. Il faut que les gens qui ont les bons arguments sachent aussi raconter des histoires. Il faut qu’ils ne méprisent pas ceux qui « se font avoir », car il y a hélas toujours un fond de vrai dans beaucoup de dérives. Il faut qu’ils arrêtent de mépriser la communication au prétexte qu’ils ont raison.
IN. : pensez-vous que nos entreprises qui parlent beaucoup « d’humain », en font concrètement assez pour faire progresser à la fois l’entreprise sans abimer l’humain à l’heure où des géants fonctionnent sans prendre en compte « les petites entreprises » ?
N.R. : la réalité est plus complexe que cela. Le paradoxe de notre époque, c’est qu’il n’a jamais autant été possible pour David de devenir grand et battre Goliath mais en même temps, que les Goliath deviennent plus puissants chaque jour.
B.H. : un des grands enjeux de demain c’est de définir l’intention de la technologie pour qu’elle soit au service de l’humain.C’est particulièrement vrai de l’intelligence artificielle ou de la gouvernance des données par exemple.
IN. : vous évoquez également un point intéressant, celui de « l’échec » considéré comme une faute grave, en France, notamment. Comment désamorcer cette vision négative qui malgré tout persiste au fond chez chacun d’entre nous?
N. R. : il faut sortir de la vision manichéenne échec/réussite en France et entraîner nos cerveaux à voir du positif même dans une situation difficile car comme l’a écrit Goethe « le pessimiste se condamne a être spectateur ». Pour cela, il nous semble intéressant d’intégrer de façon plus systématique dans nos pratiques le retour d’expérience collectif et le feedback individuel comme une façon d’avancer dans la réussite comme dans l’échec.
IN. : vous expliquez également que le passé n’empêche nullement l’entreprise d’innover. Mais beaucoup en sont mortes. Vous les citez: Nokia, Kodak, etc.
N.R. : connaître son passé et le projeter dans le futur ne tue pas, bien au contraire. Mais rester dans le passé même glorieux peut faire disparaître l’entreprise. Tout le monde sait que Kodak a inventé la photo numérique ou que Nokia a été un des pionniers du portable. La peur de se cannibaliser les a tétanisés au point d’empêcher une innovation prête de sortir.
IN. : vous évoquez la culture Amazon en l’opposant à celle de Google. Amazon est aujourd’hui la plus successfull et la plus contestée car en moins de dix ans elle est devenue la plus puissante au monde (2,5millions d’employés) et écrase la concurrence avec « mépris ». Quelle est votre position sur cette culture guerrière, compétitive, visant la puissance à tout prix…
N.R. nous répondons à cette question au moment où Amazon accepte de déplacer le Black Friday en France, pendant un confinement où ils ont été pris pour cible par de nombreuses acteurs tant politiques qu’économiques. Cela montre bien que la société voit les limites de cette culture guerrière et l’importance d’un minimum d’intégration dans la société. Car nous ne pouvons imaginer que le dirigeant français a pris cette décision tout seul ..Ceci dit, même si leur culture a pu sembler à l’origine très différente, aujourd’hui Amazon et Google partagent le fait de vouloir s’abstraire des régulations, au motif que l’espace numérique n’a pas les mêmes lois que l’espace physique .C’est la prochaine bataille de l’Europe qui est à la fois économique, politique et sociétale.
IN. : quand vous dites que le travail est devenu « pervasif », et que nous sommes des drogués, n’est-ce pas encore la part d’émotionnel qui s’exprime, qui tourne dans le vide, et cherche désespérément du sens? N’est-ce pas le plus grand et dangereux des dysfonctionnements. Pensez-vous l’entreprise capable de réguler cela?
B.H. : il nous semble que de plus en plus de dirigeants sont très conscients que la souffrance au travail existe. Par ailleurs, l’entreprise va devoir réguler cela pour des raisons légales d’abord mais aussi pour des raisons de performance comme pour continuer à attirer les talents : les nouvelles générations ont mieux compris l’importance d’une forme de distance à l’entreprise et d’équilibre personnel. Pour nous, un levier clé est de convertir les raisons d’être collectives dont les entreprises se dotent en sentiment d’utilité individuel dont les collaborateurs ont besoin. Il ne faut pas s’arrêter à la grande phrase du rapport annuel.
N.R. : nous donnons un exemple de l’importance du sentiment d’utilité en comparant Toyota et General Motors. Chez Toyota, les ouvriers sont fortement incités à participer au processus d’amélioration qualité en utilisant leur expérience, ce qui leur donne un sentiment d’utilité bien supérieur à ceux de GM.
IN. : cela est très récent de parler de santé mentale en entreprise, avant seule la pénibilité physique était prise en compte. Il est bien plus compliqué de gérer, de déceler les santés mentales…
N.R. : sur ce sujet, l’entreprise est un reflet de la société. La santé mentale est le parent pauvre de notre système de santé. L’Institut Montaigne a fait à cet égard un rapport révélateur en 2018 (Psychiatrie, l’état d’urgence).
IN. : comment expliquer que des coachs extérieurs à une entreprise viennent aider des managers à gérer leurs « troupes »?
B.H. : le conseil extérieur apporte en permanence deux choses : un interlocuteur moins émotionnellement pris dans les enjeux de l’entreprise et une connaissance des meilleurs pratiques comme des pièges. Il fait donc gagner un temps précieux, à condition qu’il ne se prenne pas pour un gourou.
IN. : vous évoquez également le rôle de l’entreprise dans la cité. Vous indiquez que certains sont contre cette intrusion ou mélange des genres, quel est votre point de vue là-dessus?
N.R. : notre point de vue est très clair : face aux transitions qui nous attendent, les entreprises doivent prendre leur part. C’est ce que pensent aujourd’hui les citoyens, qui consomment de plus en plus en prenant en compte cette dimension quand ils le peuvent. C’est aussi une opportunité pour les entreprises quand on sait que 76 % des plus jeunes leur font davantage confiance qu’aux États pour trouver des solutions aux problèmes de demain. A contrario, être totalement sourd à ces évolutions, fragilise leur résilience, même si elles sont très performantes à court terme.
IN. : aujourd’hui une course entre laboratoires a lieu pour le vaccin contre la Covid. Seulement 30% de la population serait prête à se faire vacciner… Ne trouvez-vous pas cela logique, quand on sait que les enjeux évoqués sur tous les médias, sont économiques, financiers? « Le care » n’est pas ce qui ressort le mieux au sujet de ce vaccin… L’humain pour le coup semble bien être un caillou de plus dans la chaussure…
N.R. : aujourd’hui nous faisons face sur de nombreux sujets à une remise en cause de la science que beaucoup balayent en l’accusant de complotisme. C’est trop facile et bien sûr inefficace ! Nous parlons longuement dans le livre des biais cognitifs et de leurs conséquences. Sur le sujet de la vaccination, il faut comprendre pourquoi les gens en arrivent à penser cela et communiquer en leur répondant plutôt qu’en les méprisant. Et cette réponse devra convaincre émotionnellement autant que rationnellement.
Natalie Rastoin participait hier au Webinar Le travail, La Bascule, initié par INfluencia, animé par Isabelle Musnik, visible ici.