INfluencia : la presse va mal. Sans établir de comparaison, Eric Fottorino (Le Un, Légende, Zadig, America qui s’arrête en fin de mandat de Trump), et vous, chacun à votre manière lancez des magazines ? Par les temps qui courent c’est audacieux… Qu’est-ce qui vous anime?
Franck Annese : je ne peux pas répondre à la place d’Éric. Moi ce qui me plaît c’est de faire. Nous faisons des magazines, les pensons, les écrivons, les concevons, les fabriquons, comme des artisans. Avec la plus grande exigence possible.
IN. : la presse hebdomadaire d’actualité est à l’agonie. Comment expliquez-vous que L’Express, Le Nouvel Obs, ou Le Point, aient dévissé aussi fort? Quel coche ont-ils loupé, ou que n’ont-ils pas compris ou fait face au développement des infos sur le web, des Brut ou Konbini?
F.A. : Konbini et Brut sont des médias sociaux très efficaces et pertinents, l’Express, l’Obs et Le Point (qui ne va pas si mal) sont des médias “profonds” qui s’adressent à une population plus âgée qui a besoin d’aller plus loin dans l’analyse et la connaissance, donc on ne peut pas les comparer. Si la presse hebdomadaire souffre, c’est avant tout de son rythme. Il est difficile d’être bon et pertinent en presse quand on a un rythme hebdomadaire. Or, si ces magazines devaient passer à un rythme moins récurrent pour ne plus être otages de l’actualité, alors leur modèle économique serait totalement remis en question, et ils ne seraient plus viables. Le Point ne sait pas faire ce que fait Brut, mais l’inverse est aussi vrai. Ce sont deux journalismes différents, et complémentaires d’une certaine manière même si, de fait, ils ne s’adressent pas à la même population. Leurs modèles économiques ne sont pas les mêmes non plus. Brut ou Konbini crament beaucoup de cash, ce qui n’est pas le cas du Point par exemple, qui d’ailleurs n’a plus trop la possibilité d’en cramer, je pense…
IN. : y-a-t-il selon vous un nouveau modèle à inventer?
F.A. : le modèle à inventer est un modèle économique, surtout. Comment faire en sorte que la population paie pour l’information ? C’est le grand combat à mener dans les années à venir : si le nivellement par le bas est trop fort, si l’information n’est pas considérée comme un bien essentiel et précieux, manipulé avec tact alors on va s’enfoncer encore plus profond dans un monde de défiance, de complotisme et de fake news. S’il y a des modèles à suivre, je citerai le NY Times et Le Monde qui sont largement perfectibles mais dont on sent quand même un désir d’épouser l’époque tout en garantissant une information de qualité. A côté de cela il y a encore des médias indépendants, comme les nôtres, comme Médiapart ou Les Jours aussi, ou le Un, et d’autres (Usbek, Socialter, etc.) qui innovent, placent l’exigence à un niveau qui me paraît louable et ont un modèle économique qui ne tire pas l’information vers le bas.
IN. : chacun de vos titres a sa périodicité. Comment les établissez-vous?
F.A. : il y a une seule logique : faire événement. La presse est devenue un média événementiel. Plus personne ne va chez le marchand de presse tous les jeudis chercher son hebdo pour être informé. Donc il faut créer le désir. Nous choisissons la périodicité en fonction de notre capacité à faire événement sur le sujet en question. Il est plus facile de faire événement sur le cyclisme quand on sort juste avant le Tour de France, il n’y a pas besoin d’avoir fait Sciences Po’ pour comprendre cela : donc on fait de Pédale un magazine annuel, et ça marche. Tous les ans on a plus de lecteurs. Le magazine est devenu culte. S’il avait été mensuel, il serait mort au bout de deux ans.
IN. : vous lancez avec Gabriel Gaultier (agence Jésus) une nouvelle revue, (dans nos petits milieux tout le monde en parle et personne ne se souvient du titre…) Pouvez-vous nous expliquer le concept?
F.A. : tout le monde en parle déjà ??? Ahaha… Cela va s’appeler Big Bang. On ne va pas trop en dire pour l’instant, on est au début du boulot… On avance. Ca va être super. Gabriel est quelqu’un de très exigeant, on se rejoint bien sur ce point, et il a le désir de faire ce magazine depuis tellement longtemps…
IN. : comment vous est venue l’idée de travailler ensemble ?
F.A. : je crois pouvoir dire que Gabriel est un grand publicitaire. Il a fait des prints et des films géniaux. Il a sa personnalité, il peut être clivant, il a ce côté punk de la pub qui m’a toujours plu. On se connaît depuis longtemps, et ce projet est d’abord le sien. Quand il m’a demandé si on pouvait bosser dessus, j’ai accepté sans vraiment réfléchir. Il y a peu de types brillants qui ont autant d’idées, ça me fait marrer qu’on fasse ce truc un peu fou ensemble. Parce que c’est un truc un peu fou. Mais qui gagnera à être lu, je vous l’annonce. On va le sortir au printemps, contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là. Il y a une date arrêtée, mais on va voir avec Gabriel comment on communique dessus avant d’en dire plus. C’est quand même son bébé, donc il faut que ça soit le papa qui l’annonce.
IN. : cet été avec Society et l’affaire Dupont de Ligonnès, vous avez réalisé un pur carton. Vous avez d’une certaine manière lancé le polar de l’été … Racontez-nous cet épisode, la genèse de ce projet qui a dû avouons-le être jouissif pour vous et vos journalistes…
F.A. : la genèse remonte aux débuts de Society quand on a commencé l’enquête. On ne savait pas combien de temps cela prendrait ni quand on la sortirait. On n’avait qu’un objectif : le retrouver. Quand il y a eu les événements de Glasgow avec l’arrestation de Guy Joao, on s’est dit qu’il fallait qu’on sorte ce qu’on avait amassé pendant toutes ces années, et on s’est lancé assez rapidement dans la rédaction de l’enquête. On savait que cela marcherait mais on ne se doutait pas que ça serait à ce point là. C’était effectivement très agréable de voir tout ce travail reconnu.
IN. : que vous a appris ce succès inespéré, sur les lecteurs, la périodicité, l’époque, les sujets à traiter et la manière de faire de l’enquête?
F.A. : je n’ai rien appris qu’on ne savait déjà : quand un sujet est bon, bien traité, et qu’on est exigeant, ça fonctionne. On l’a vu quelques mois plus tard avec notre numéro de So Foot sur Maradona qui est un carton lui aussi et qui a été un travail colossal. Le travail paie. C’est une bonne leçon. J’espère qu’on aura encore l’occasion de s’en réjouir dans les mois et années à venir, parce qu’on n’a pas prévu de moins bosser, donc j’espère que cela paiera aussi bien.
IN. : vous êtes aussi producteur dans la pub, quel est le lien que vous établissez entre la production et la conception d’un magazine? Est-ce la fabrication qui vous intéresse ou est-ce le sentiment d’aboutir un jour, au travers de ces expériences à un nouveau modèle? L’idée qui tue comme dirait le publicitaire Nicolas Bordas?
F.A. : oui, nous produisons des disques avec notre label (Vietnam), ou quand nous faisons des films de pub (avec Sovage et Allso), des documentaires ou, désormais, des longs-métrages, avec So In Love. Nous sommes vraiment dans l’artisanat et son exigence, et c’est ce qui nous anime : aller au bout d’un projet sans jamais lâcher notre envie de faire le meilleur magazine, site, livre, disque, film, podcast possible. Nous ce qu’on aime, c’est fabriquer. Fabriquer des films de pub, c’est super, on se marre, on adore ça. Pour le coup, les idées ne sont pas les nôtres, ce sont celles des publicitaires, des créatifs d’agence, et notre boulot, c’est de les retranscrire au mieux, de leur apporter un souffle supplémentaire si on peut. Ce sont des activités comptablement distinctes chez nous, mais faire des pubs nous permet aussi de développer un label de musique exigeant où on fait exactement ce qu’on veut, on ne signe que des groupes qu’on adore, sans critère de rentabilité ou que sais-je encore. Le seul modèle qui nous convienne c’est d’être libres. Libres de lancer un magazine, ou de l’arrêter s’il ne marche pas, idem pour un site internet, libres d’accepter de tourner une pub ou de la refuser, libres de produire un documentaire ou un long-métrage ou un podcast (on produit beaucoup de podcasts via notre structure Allsound), libres de signer un artiste ou pas.
IN. : justement, votre présence sur le digital… Ce n’est pas l’activité qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque Franck Annese….
F.A. : on nous voit toujours comme Les Derniers des Mohicans du papier. C’est marrant, mais c’est faux. Nous ne sommes pas dans un modèle de start-up. On choisit les supports en fonction de leur rentabilité. Cette société nous l’avons créé avec 450 euros, et notre souci a toujours été de nous autofinancer. Notre modèle c’est le vieil artisanat, le bon sens terrien, sain et pérenne. Sur le digital, on a aujourd’hui deux gros atouts : sofoot.com qui est un site qui accueille 3 à 3,5 millions de visiteurs uniques par mois, et qui est devenue une belle machine, et Trashtalk, sur le basket, qui est devenu une référence en matière de basket US en France, et qui a un bel avenir devant lui. On va lancer le site de L’Etiquette (notre média sur la mode homme) cette année, avec une ambition internationale et très élevée, et on a deux autres projets en développement en interne, des projets là encore très ambitieux. On a créé aussi des médias digitaux en partenariat avec des marques comme gTV, notre chaîne sur les jeux vidéo, en partenariat avec Ubisoft, lancée en février dernier. C’est un super média, qui parle des jeux vidéo de manière décomplexée, avec une ligne éditoriale novatrice, et super riche. On l’a lancée en France et en Allemagne, et comme cette première année a été un succès, nous ouvrons en Angleterre en mars prochain. On gère aussi les réseaux sociaux de différentes marques, Spotify en France notamment. Un succès là encore, puisque Spotify est désormais passé devant Deezer sur Instagram alors qu’ils étaient assez loin derrière quand on a pris le compte en main. On adore les médias digitaux, on essaie juste de ne pas faire n’importe quoi, et de les travailler de manière artisanale, toujours, avec de vrais parti-pris éditoriaux.
IN. : comment concevez-vous l’avenir de l’information dans un futur proche?
F.A. : j’ai peur de l’hégémonie des chaînes d’info en continu et de cette façon de faire de la télé pas chère avec des débats où les intervenants les plus populistes se bouffent le menton. Cela m’inquiète énormément. J’ai peur de l’information vite produite, mal digérée, et mal contextualisée. J’ai peur de l’infotainment à tout prix, et de la parole donnée aux plus polémiques pour faire des vues. Pour combattre cela il faut que l’éducation joue un rôle fondamental, il y a urgence à apprendre à nos enfants comment s’informer. Il y a urgence à revaloriser le statut, le rôle, le salaire des profs. Les profs devraient être l’élite de notre nation : ce sont eux qui nous forment, qui font de nous des citoyens responsables. Avec la Covid, le monde a pris conscience, je crois, de l’importance des métiers de la santé : médecins, infirmier(e)s, aides soignant(e)s, etc. Il faudrait prendre conscience désormais de l’importance fondamentale des métiers de l’éducation. Si nos enfants sont mieux formés, si on apprend aussi à respecter toutes les filières et notamment les filières manuelles, si on arrive à mettre de côté l’élitisme idiot qui gangrène notre système éducatif, peut-être que demain on ne se posera plus la question des fake news, et du populisme politique. Mais il faut prendre le problème à l’endroit. Et traiter le mal à la racine. Il faut révolutionner notre système éducatif. Et ce n’est pas la création de quelques centaines de postes qui changera quoi que ce soit : il faut tout revoir, il faut culturellement et intellectuellement tout revoir.
IN. : la périodicité de So Good va-t-elle changer? ou pensez-vous avoir trouvé le bon rythme?
F.A. : non, trimestriel est un bon rythme pour un magazine comme So Good. En revanche nous allons lancer une plateforme audio en complément, et nous espérons toujours pouvoir créer des événements récurrents pour incarner physiquement le projet, et rassembler aussi bien les activistes, les entreprises, les particuliers, et faire dialoguer tout le monde pour faire émerger des solutions et des projets concrets.
IN. : votre concept est pile poil dans la plaque en termes de contenu, de tendance lourde. Le premier numéro a bien marché. Quid du deuxième. Les annonceurs sont-ils au rendez-vous pour 2021?
F.A. : le premier numéro a vendu environ 40 000 exemplaires, ce qui est beaucoup pour ce type de presse. Le deuxième va être un peu en-dessous, mais il s’est bien vendu aussi, et le troisième a l’air de partir mieux que le deuxième. On travaille sur 2021, pour l’instant ça se passe bien, le projet a pris plus d’ampleur que prévu, et plus rapidement, c’est super encourageant. Et les numéros sont de mieux en mieux. Hélène, qui dirige le magazine, affine la ligne au fur et à mesure, c’est du « test and learn », et elle réalise un super boulot, je suis très fier de ces numéros, et très confiant sur l’avenir de So Good.
IN. : n’avez-vous pas l’impression que tout (hebdo, tv, web, féminin) va devenir peu à peu GOOD par la force des choses ?
F.A. : oui, par la force des choses, et c’est tant mieux. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on en fait trop dans ce domaine : si tout le monde prend conscience qu’on peut être plus justes, plus responsables, plus équitables, c’est tant mieux. Allons dans ce sens : mettons en avant celles et ceux qui font des choses bien, et nous-mêmes essayons de nous améliorer le plus possible. Cela peut paraître très mièvre comme message, mais ça ne l’est pas si c’est tout le monde fait preuve d’honnêteté. Il ne s’agit pas de dire : applaudissons aux fenêtres, faisons des coeurs avec les mains et postons des vidéos mignonnes sur TikTok. Cela, je m’en fous, ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est le rapport honnête à la chose : c’est la merde pour tout le monde, ok, état de fait, bon : comment fait-on pour s’en sortir ? Et pour s’en sortir par le haut ? Si une entreprise ou un média se dit que pour gagner des lecteurs ou tout simplement pour que ses clients soient encore vivants demain, il faut évoluer positivement, être plus responsable, etc. alors c’est super.