Avec le crowdfunding, la presse oscille entre survie, tests et nouvelles propositions
Loin d’être seulement une mode, le crowdfunding permet à de nombreux projets de presse de se lancer, de se développer, voire de se sauver. Le succès d’Epsiloon, lancé par l’ancienne rédaction de Science & Vie, révèle de nouvelles tendances d’engagement comme de consommation. Retour sur expérience de quelques campagnes en cours ou récentes.
Avec plus de plus 30 000 contributeurs, plus de 800 000 euros récoltés et 15 000 premiers abonnés en à peine huit jours, le magazine scientifique Epsiloon, porté par l’ancienne équipe de Science & Vie, a fait tomber bon nombre de records en matière de crowdfunding. La campagne lancée lundi 10 mai à 9 heures sur Ululeest partie comme une trainée de poudre : elle avait atteint 5 000 préventes d’abonnements d’au moins 6 mois en cinq heures et 20 000 le 12 mai, dépassé les 30 000 le 18 mai et 35 000 huit jours plus tard ! Le précédent record sur la plateforme était détenu par So Press avec 1500 abonnements en trois jours pour So Good, qui a fini sa campagne à un peu plus de 14 000 préventes en avril 2020. Epsiloon a aussi dépassé les montants levés en 2014 sur Ulule par Nice-Matin, pour sauver le titre alors menacé de faillite (350 000 euros), ceux du lancement de So Good ou encore du magazine de jeux vidéo Canard PC (plus de 308 000 euros sur un objectif de 80 000 euros). Le futur magazine est le deuxième projet le mieux financé sur Ulule après le jeu vidéo Noob, un projet très geek qui avait de son côté généré 1,246 million d’euros. En termes de contributeurs, Epsiloon a aussi dépassé Blast, le média lancé par le journaliste Denis Robert, qui avait récolté 923 031 euros à partir de janvier 2021 sur KissKissBangBang.
L’importance de la communauté
« Epsiloon est le plus gros lancement média francophone. C’est la communauté Science & Vie qui fait le succès du démarrage et, au vu de la dynamique, le projet devrait réussir à dépasser le million d’euros », pronostique Lucile Tauvel, responsable de l’équipe projets chez Ulule. C’est dire si les différents paliers qui devaient permettre de lancer le magazine, puis les hors-série et les podcasts sont largement dépassés ! Dont les 30 000 abonnés nécessaires pour passer sur un rythme de croisière. « Lancer un mensuel avec un tirage de 100 000 exemplaires pour le numéro 1 est un gros investissement que nous voulions financer sans aller démarcher un investisseur qui aurait nui à notre indépendance. Nous avons rencontré Emmanuel Mounier, président d’Unique Heritage Media, qui nous accompagne mais notre histoire (la démission en bloc de toute la rédaction de Science & Vie, qui a ensuite créé un nouveau magazine scientifique, ndlr) nous semblait suffisamment singulière pour atteindre le lecteur et demander à nos futurs abonnés d’assurer la diffusion de départ », explique Mathilde Fontez, rédactrice en chef du magazine. « On a attrapé différents types de lecteurs, en plus de tous ceux qui étaient attachés à la marque Science & Vie. Certains viennent car ils sont attachés à l’indépendance et à la liberté d’une rédaction, d’autres pour avoir une information autour des sciences… Le succès de la campagne de lancement est encourageant mais si le magazine ne trouve pas son lectorat, ne réussit pas son lancement en kiosques en juin ou ne parvient pas à renouveler ses abonnés sur la durée, c’en sera fini de l’aventure », reconnaît-elle. Si le crowdfunding peut servir d’accélérateur, chaque projet doit ensuite trouver sa dynamique propre…
Passionnant mais chronophage
We Demain 100 % Ado, magazine écolo pour la « génération Greta » lancé par GS Presse et Bayard, n’a pas franchi tous les paliers souhaités lors de la campagne lancée en 2020 sur KissKissBangBang. Après deux premiers numéros parus fin 2019 et fin 2020, qui s’étaient vendus autour de 40 000 exemplaires, le titre publiera néanmoins le 16 juin son premier numéro en tant que semestriel. « On aurait pu être un peu déçus de ne pas avoir atteint les contributions nécessaires pour passer en trimestriel mais, au bout du compte, on est quand même très contents et on a adoré monter cette campagne qui a fait rentrer un certain nombre d’abonnements », témoigne Jean-Dominique Siegel, coéditeur et cocréateur de GS Presse, qui édite également le mook We Demain. « Les équipes de Bayard, qui n’étaient pas non plus familières du crowdfunding, se sont aussi prises au jeu. Cela nous a donné envie de continuer sur d’autres projets, par exemple pour des hors-séries ou des podcasts autour de We Demain. Le seul bémol que j’y vois, c’est le temps que cela prend, surtout quand on se lance pour une première fois et qu’il faut se familiariser à la vidéo et prévoir tout le marketing pour animer la communauté », ajoute-t-il. C’est aussi pour cela que KissKissBangBang avait conseillé aux deux groupes de presse de s’adjoindre un chef de projet et un community manager dédié, à côté de leurs propres équipes en charge du projet.
Quelques règles à maîtriser
Deux ans après Tchika, premier « magazine d’empouvoirement » destiné aux filles de 7 à 12 ans lancé par la société Lukid, Elisabeth Roman récidive sur Ulule avec Tchikita, un trimestriel cette fois destiné aux 4-7 ans, qui prône l’apprentissage de l’égalité entre filles et garçons dès le plus jeune âge. Elle a tiré les enseignements de sa première expérience : « Le crowdfunding de Tchicha s’était terminé un 29 avril et le numéro 1 était annoncé pour juin, ce qui était un délai très court. Cette fois, je me suis donné un peu plus de temps pour livrer le premier numéro qui arrivera en septembre ». Pour cette éditrice indépendante, qui ne vend ses magazines que par abonnement ou en vente directe sur son site internet, les enjeux financiers sont bien moins élevés que pour les titres vendus au numéro. La campagne lancée le lundi 10 mai a dépassé l’objectif des 10 000 euros demandés. Elisabeth Roman y voit un bel exemple de la fidélité de la communauté créée autour de son premier magazine : « Ceux qui avaient contribué au lancement de Tchika ont été intéressés par le concept. Leur réponse permet de d’aller chercher un public plus large et de partir avec une somme qui permet de faire autre chose que le magazine, lancer la machine et financer d’autres contreparties. » Elle a aussi suivi les conseils de la plateforme, notamment sur quelques détails techniques qui ont toute leur importance. « J’avais mis pas mal de texte en mode image, qui n’étaient donc pas responsive, alors que 65 % des gens consultent le projet et contribuent sur leur smartphone. J’ai aussi suivi leurs conseils sur le rythme des communications », détaille-t-elle. Celles-ci gagnent toujours à être incarnées, transparentes et concrètes, par exemple avec la future répartition des sommes récoltées ou les actions à mener.
Une méthode plébiscitée pour les hors-série et titres de niche
« On a toujours eu pas mal de projets médias sur Ulule. Pour beaucoup d’entre eux, le crowdfunding devient un modèle économique pour financer un premier numéro, puis un deuxième, même si on ne peut pas forcément le faire à chaque fois. Cela peut être intéressant de renouveler les campagnes, à condition de réussir à relancer l’intérêt », explique Lucile Tauvel. Le crowdfunding est de plus en plus plébiscité pour le lancement de hors-série. Socialter le pratique à chaque nouveau numéro pour communiquer, trouver des nouveaux abonnés… Mad Movies y a aussi recours régulièrement. « Ce type de financement fonctionne bien sur les trimestriels ou les mooks, quand il y a un bel objet en contrepartie. Il permet d’aborder des tendances éditoriales qui n’auraient pas pu émerger chez des éditeurs plus classiques », ajoute-t-elle. Le féminisme, la transition énergétique, l’écologie, la consommation responsables, la levée des tabous ou la question du consentement chez les enfants figurent parmi les thématiques chères aux porteurs de projets, comme à la communauté qui contribue sur les plateformes. Ce qui n’empêche pas non plus l’émergence de médias de niche sur des passions, par exemple autour du kayak de compétition.
Une aubaine (aussi) pour groupes plus importants
De plus en plus d’éditeurs, souvent à la tête de groupes indépendants et de taille moyenne, lancent des projets sur les plateformes de crowdfunding : Franck Anesse (So Press) pour So Good, Eric Fottorino qui avait lancé Zadig en 2019 puis Légende en s’aidant d’une campagne sur KissKissBangBang… Emmanuel Mounier, dont le groupe Unique Heritage Media édite déjà les magazines de Fleurus et Disney Hachette Presse, a été séduit par le projet Epsiloon au point d’y investir de son côté près d’un million d’euros. Dans les années 80, Science & Vie avait suscité chez lui « une flamme des sciences qui l’avait porté jusqu’à Polytechnique ». « Lorsque l’ex-équipe de Science & Vie est venue me rencontrer avec l’idée folle de rajeunir la presse d’actualité scientifique, je n’ai pas hésité ! Epsiloon est un projet journalistique au sens noble du terme, il viendra compléter nos propres titres d’éveil à la science », explique-t-il. Le résultat bien compris d’une rencontre, d’une passion et d’une stratégie d’éditeur.
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