29 avril 2025

Temps de lecture : 7 min

L’imparfait du futur. L’accélération des techniques et la tentation nostalgique

Comment les historiens nommeront-ils la période actuelle ? Quel chrononyme (1), pour reprendre le concept développé à la fin du XXe siècle par la linguiste Eva Büchi, permettra de refléter et de comprendre ce moment si particulier dans lequel nous évoluons notamment aujourd’hui ? Sous l’effet conjugué de nombreux événements et changements, une nouvelle grammaire temporelle semble s’écrire. …

Le terme « permacrise » émerge comme une tentative de capturer dans un mot le flux dans lequel la société française se trouve plongée. En ajoutant une dimension temporelle à celui de « crise », il invite à questionner la manière dont le moment que nous traversons modifie non seulement les représentations du présent mais aussi celles du passé et du futur. Sous l’effet conjugué de la stase provoquée par la phase « Covid- 19 », de l’accélération algorithmique, médiatique et politique, et des craintes multiples liées à l’avenir, une nouvelle grammaire temporelle semble s’écrire. …

Poids du passé et responsabilité du futur

En avril 2024, quelques semaines avant les élections européennes et législatives, l’Eurobaromètre livrait, dans sa 101e édition (2), une image saisissante de l’état de l’opinion des Françaises et des Français. Seules 14% des personnes interrogées sur notre territoire estimaient alors que les choses allaient dans la bonne direction en France quand 73 % partageaient l’avis opposé. Ce record européen, que seuls les plus jeunes tempéraient partiellement, illustrait de nouveau et de manière crue la sensibilité exacerbée et le rapport difficile au présent d’une très large partie de nos concitoyens. Les chercheurs en sciences cognitives ou les spécialistes du comportement apportent une première explication à cette représentation négative du présent de plus en plus largement partagée, en particulier en France. Ils mettent en avant le « biais de négativité » dont nous sommes tous victimes et qui conduit ainsi à mémoriser plus vite et plus longtemps les événements négatifs que les bonnes nouvelles. Imprimé au fil des millénaires dans les replis de nos cerveaux, ce penchant a sans doute permis à l’humain de se protéger en anticipant et en exagérant les dangers qui le menaçaient. Et la période la plus récente ne cesse de le nourrir. Les tensions sur le pouvoir d’achat agissent comme un martèlement quotidien sur le moral. Alors même que l’inflation reflue depuis le début de l’année 2024, une grande majorité de Français en surestime pourtant toujours le niveau et sans doute la durée. Dès 2022, le niveau de vie est devenu le principal sujet de préoccupation de la population française, la priorité que les citoyens assignent au politique, le point central de tous les discours électoraux lors des campagnes des élections européennes et législatives en 2024. Jordan Bardella (Rassemblement national), en se présentant comme le potentiel « Premier ministre du quotidien », fait encore écho à cette vision temporelle courte.

S’appuyant à l’inverse sur des séries longues, des projections chiffrées, des experts tentent bien sûr de relativiser cette vision – largement partagée – d’un présent dégradé. Mais ils sont le plus souvent taxés d’optimisme béat ou accusés de partialité, voire de manipulation au service des puissants dont ils sont proches. Une autre enquête récente (3), réalisée par la Commission européenne, souligne d’ailleurs la réticence particulière qu’ont aujourd’hui les Français à l’égard des statistiques. Au sein des 27 pays de l’Union européenne, c’est en France que la crédibilité d’une information portée par des statistiques ou des données est la plus largement remise en cause.

La crise du dérèglement climatique apporte elle aussi sa part dans la vision troublée du temps. Comme l’explique le politologue belge François Gemenne, coauteur du sixième rapport du Giec, les générations actuelles doivent ainsi à la fois faire face aux conséquences de choix économiques souvent pris par les générations précédentes, et faire des efforts qui ne seront perceptibles que par les générations futures. Leur quotidien porte à la fois le poids du passé et la responsabilité du futur. Comment peuvent-ils vivre leur présent ?

Présent et dopamine

À ce poids du quotidien que perçoivent les Françaises et les Français s’ajoute une dimension de vitesse à laquelle ils ont également de plus en plus de mal à faire face. Dans une enquête réalisée en avril 2023(4), sept Français sur dix approuvaient l’idée selon laquelle « la vie va trop vite, je me sens de plus en plus dépassé ». Aucune catégorie de la population ne semble échapper à ce constat. C’est même, de manière singulière, auprès des personnes âgées de moins de 35 ans que ce sentiment est le plus largement partagé !

Aux premiers rangs des accusés : les rythmes de vie (qui évoluent trop vite pour 57 % des personnes interrogées), les nouvelles technologies (idem pour 5G%) et l’information (50%). Sans doute le concept de « slow life », déjà évoqué il y a plus de dix ans dans le premier opus de « Françaises, Français, etc. » (2012), a-t-il trouvé dans la période post-Covid-19 et dans le brouillage des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle de nouveaux carburants. Plus certainement encore, l’omniprésence de l’information en continu, les boucles et les bulles des réseaux sociaux, les algorithmes poussant au « Binge » peuvent donner aux Français le sentiment d’être comme des hamsters piégés dans une roue numérique qu’ils entrainent et subissent à la fois. L’auteur et musicien américain Ted Gioia a brillamment théorisé cette accélération dans un article consacré au monde de la culture mais dont les enseignements débordent largement le cadre. « The Rise of Dopamine Culture » (l’essor de la culture de la dopamine) décrit la façon dont l’essence du présent, de l’instantané – la distraction, la stimulation rapide et l’insatiabilité – remplace les stimuli traditionnels.

Le passé recomposé

Si elle n’est pas la seule, la vie politique illustre plutôt bien l’attrait vigoureux de la nostalgie sur les Françaises et les Français. Inventé par le médecin suisse Johannes Hofer en 1688, le concept de nos- talgie décrivait, à l’origine, la maladie des soldats souffrant de mal du pays. Persuadés que la France va dans la mauvaise direction, désolés de sa perte de puissance et d’influence, les Français développent à leur manière, un mal du pays, plus psychologique que géographique.

Aujourd’hui, près des trois-quarts de nos concitoyens estiment ainsi que, d’une manière générale, « c’était mieux avant » (5), et 71 % disent « s’inspirer de plus en plus des valeurs du passé » (GRAPHIQUE 17). Cette tentation de se réfugier dans un passé idéalisé trouve un écho (et un moteur), on l’a dit, dans l’univers politique mais aussi dans celui de la consommation.

Politiquement, les clins d’œil au passé ne cessent de se multiplier. L’expression « qui imaginerait le général de Gaulle… », largement déclinée, dit la marque de l’homme d’État mais aussi la nostalgie d’une époque supposée plus vertueuse. Tout aussi signifiante est la nomination d’un conseiller mémoire à l’Élysée au début du second quinquennat d’Emmanuel Macron, en la personne de Bruno Roger-Petit.

Et l’on peut encore voir une autre forme de tentation nostalgique, en décembre 2023, dans le souhait de Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, de tester dans certains établissements scolaires le retour des uniformes à l’école. Près de sept Français sur dix y sont d’ailleurs favorables ! Ici, la France n’est pas une exception, le « Make America Great Again » de Trump, la glorification de la Russie éternelle par Vladimir Poutine, le nationalisme de Modi sont autant d’échos d’une tentation de repli ou de retour en arrière similaire.

La nostalgie, camarade

Le marketing n’est pas en reste. Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre les lancements de la nouvelle R5, de la future 4L, de la Renault Rafale (en référence à un constructeur d’avions du siècle dernier). Les voitures présentées sont équipées des dernières avancées technologiques, et c’est pourtant la nostalgie qui est le ressort principal des communications qui les concernent.

Elles tentent à leur manière de capturer, de conjuguer, une tension très présente chez les Français, entre accélération technologique futuriste, et souhait de s’en soustraire en regardant en arrière. La tendance actuelle à redonner de la valeur à des outils déconnectés pour écouter de la musique (les prix des Walkman ou même des iPod de la première génération s’envolent) ou le retour en grâce chez les plus jeunes des appa- reils photos argentiques s’inscrivent dans cette tendance rétrotechnophile.

L’imparfait du futur

En écho, la difficulté à envisager positivement demain prend d’ailleurs une place de plus en plus importante dans les représentations temporelles des Françaises et des Français. On l’a dit, les perspectives liées au réchauffement climatique pèsent. De leur fait, le futur ressemble souvent plus à un compte à rebours qu’à une marche vers un progrès infini. La technologie apporte également sa part de doutes. Dans une enquête réalisée en 2022, les Français interrogés se partageaient ainsi à parts égales entre ceux qui estimaient que la technologie et les progrès techniques présentaient plus d’opportunités que de dangers et ceux qui estimaient, à l’inverse, que les menaces liées au progrès étaient plus importantes que les bénéfices. Dans la même enquête, plus de sept personnes interrogées sur dix (72 %) s’accordaient à considérer que l’huma- nité devait ralentir son rythme d’innovation (graPHIQuE 18) pour s’orienter vers la sobriété. Et une majorité (57 %) jugeait même que, à long terme, la technologie créait plus de problèmes qu’elle n’en résolvait.

Enfin, dans une enquête plus récente d’Ipsos, une proportion égale estimait finalement que la tech- nologie détruisait nos vies. Si la remise en cause du progrès comme moteur positif de l’humanité est partagée au-delà de nos frontières, les Français apparaissent comme tout particulièrement sensibles à cette tendance comme en atteste une enquête menée au niveau européen (Eurobaromètre) dans laquelle les Français interrogés sont les plus nombreux à considérer de manière négative la transformation numérique de la société.

« L’avenir confisqué » ?

L’ouvrage récent du sociologue Nicolas Duvoux (L’Avenir confisqué (6)) apporte enfin une perspective éclairante sur les tensions qui caractérisent le rapport et les représentations des Français au temps, présent, passé et futur (GRAPHIQUE 16). S’appuyant sur de nombreux exemples l’auteur insiste en particulier sur la manière dont les transformations socio-économiques et le poids du présent limitent les perspectives d’avenir pour de nombreux citoyens. Plus que jamais, la capacité à se projeter positivement vers demain suppose de disposer d’un capital économique. Si son constat est parfois alarmant, il suggère que, en renouvelant notre contrat social, en agissant collectivement, en mettant l’accent sur l’équité, il est possible d’envisager le futur dans une perspective positive, de rendre aux Français une capacité à se projeter vers demain, individuellement et collectivement.

(1) Un chrononyme (concept introduit par la linguiste suisse Eva Büchi en 1GGG) est une portion de temps à laquelle la communauté sociale attribue une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer. C’est le cas, par exemple du terme « Renaissance » (devenue un chrononyme par appropriation d’une référence temporelle stabilisée sans que l’expression évoque une périodisation), des Années folles, pour qualifier en France les années 1920, ou de l’expression « trente glorieuses », pour désigner les années 1946-1975, toujours dans le même pays, forgée rétrospectivement par Jean Fourastié en 1G7G et depuis largement usitée (source : Wikipédia).

(2) Eurobaromètre standard 101 (printemps 2024), réalisé entre le 3 et le 28 avril 2024 dans les 27 États membres. 2G 3GG citoyens de l’Union européenne ont été interrogés en face-à-face.

(3) Flash Eurobaromètre 536 au sujet de la connaissance du public des statistiques européennes et de la confiance en celles-ci, réalisée en octobre 2023.

(4) Enquête « La société idéale de demain aux yeux des Français », Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès et la CFDT, avril 2023.

(5) Enquête Ipsos « Fractures françaises », octobre 2023.

(6) L’Avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Nicolas Duvoux, PUF, 2023.

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