INfluencia : Comment est né le personnage de Morgane Alvaro, qui incarne la série HPI et une forme de revanche des modestes sur les puissants ?
Alice Chegaray-Breugnot : Depuis très longtemps, j’avais envie de créer un personnage populaire. Au cinéma, Erin Brockovich interprétée par Julia Roberts et Mommy incarnée par Anne Duval m’avaient beaucoup marquée. Ces profils sont peu présents en fiction télé et cela me manquait. En 2019, après avoir écrit beaucoup pour des polars (Alice Nevers, La Mante…) et m’être intéressée à l’affaire des disparues de l’A6, j’avais besoin et envie de comédie. Quand je suis arrivée sur cette série, un personnage de femme de ménage existait déjà mais plutôt avec un profil Asperger. Je l’ai travaillé en lui insufflant une autre caractéristique que je connais bien, car mon père était lui-même considéré « haut potentiel intellectuel ». Il y a chez ces personnes des traits que j’ai un peu forcés mais, en réalité, juste utilisés : une manière de penser différente, un côté assez fantaisiste voire foutraque, le fait d’être très rétif à l’autorité, d’avoir du mal à entrer dans un cadre… Être HPI donne à Morgane Alvaro une mémoire et une longueur de vue qui lui permettent de voir toujours le problème sous un autre angle et de s’élever. La série raconte aussi ce que la différence apporte à la société.
IN : Les médias ont parlé de « phénomène HPI », du fait des audiences mais aussi pour rebondir sur cette particularité.
A.C.B. : Aujourd’hui, le terme est utilisé à tort et à travers avec un effet barnum qui fait que chacun peut se reconnaître un peu dans les caractéristiques des HPI. J’ai reçu beaucoup de témoignages de gens qui disaient que la série avait changé leur vie car, jusque-là, ils ne savaient pas ce qu’ils avaient et se sentaient nuls. Pour tous ceux qui vivent dans des milieux où on ne va pas facilement chez le psy, la série a permis de mettre un mot sur une différence ressentie et d’aider à la réparer. De ce point de vue, c’est vraiment gagné. Ce qui se passe dans le cerveau arborescent et atypique de Morgane – et d’une personne HPI – est illustré dans les épisodes par des « moments de démonstration » qui associent de l’observation, de la déduction et de la culture générale. Comme le personnage est allé peu à l’école, elle utilise tout ce qui lui vient de la culture populaire. Ses flashs mélangent du dessin animé, des images d’archives, du face caméra, du papier mâché… C’est un terrain de jeu formidable au moment de l’écriture.
IN : Vous vouliez créer un personnage populaire, dont on peut même dire qu’il est précaire et qu’il illustre la situation de beaucoup de femmes seules avec enfants. Cela a-t-il aussi provoqué des réactions du public ?
A.C.B. : Beaucoup de gens ont dit que cette série leur faisait du bien parce qu’elle est drôle mais aussi parce que Morgane surmonte chaque difficulté du quotidien sans jamais s’autoapitoyer et en restant extrêmement digne. Elle s’en sort grâce au système D, parfois avec une bonne dose de roublardise, parfois en masquant les difficultés à ses enfants qui ont dû aussi se débrouiller très tôt et sont devenus très agiles. Elle a certes un boulot de flic, mais qui est souvent menacé, car il faut lui reconnaître un certain talent pour l’auto-sabotage. C’est aussi une mère de famille qui se débat avec des problèmes de logement perpétuels… Pour elle, rien n’est jamais résolu et, à chaque fois, il y a un retour à la case départ. Elle sera toujours précaire et cela dit quelque chose de la vie. Il était important pour moi qu’au fil des saisons de la série, elle ne s’embourgeoise jamais. Cela ne serait pas crédible. On ne sort pas comme ça de la précarité.
IN : Comment ceux qui ne sont ni précaires ni HPI ont pu s’identifier au personnage ?
A.C.B. : Comme il aurait été impossible de s’identifier à quelqu’un qui dispose de 160 de quotient intellectuel – un don et presque un super-pouvoir – le personnage a été doté de beaucoup de caractéristiques très « humaines ». Morgane mange la même chose que nous, écoute la même musique, dit autant de gros mots… HPI ou pas, chacun peut se reconnaître dans ce personnage qui assume d’être hors normes, même si elle en souffre, qui s’autorise à la différence et même la cultive, ose tout dire à n’importe qui malgré des conséquences lourdes – elle a perdu quantité de boulots pour cette raison. Morgane fait ce qu’on aimerait faire dans beaucoup de situations où on s’est retrouvé à faire profil bas. C’est un exutoire pour tous. Beaucoup de femmes qui doivent assumer le boulot, la vie personnelle, les enfants avec l’école, les maladies et les problèmes de garde, se retrouvent aussi dans ce personnage. Comme Morgane, elles ne sont pas toujours la mère du siècle et à certains moments c’est un peu limite, mais ça passe.
IN : Cette série, qui se déroule dans la banlieue de Lille, a été diffusée dans de nombreux pays et a fait l’objet d’un remake américain, avec à chaque fois de très bonnes audiences. Comment interprétez-vous ce succès à l’international ?
A.C.B. : On dit souvent que plus on parle du personnel, plus c’est universel… Dans HPI, rien n’est générique, tout est particulier et très incarné. Cela a quand même été une surprise que la série rencontre un tel succès dans autant de pays et dans des pays aussi différents : en Italie, aux États-Unis, en Europe de l’Est… Raconter la revanche sociale d’un personnage est sans doute un propos très universel. Faire venir l’excentricité et la différence dans la police, qui est l’institution la plus normée qui soit, parle aussi à tout le monde.