En sols et hors sols. La notion de territoire, élément central de compréhension de la société
Longtemps, tout étudiant en sciences politiques ou en géographie fut tenu de connaître par cœur un ouvrage paru en 1947, rédigé par un certain Jean-François Gravier : Paris et le désert français. Il y était question de ce mal bien de chez nous nommé « macrocéphalie », autrement dit la propension de la capitale à prendre la grosse tête vis-à-vis du reste du pays. Précurseur du concept d’aménagement du territoire, Gravier préconisait un vaste mouvement de décentralisation, sous la conduite d’un État stratège libéré des forces du marché. Peu ou prou, nos élites sont restées coincées dans cet imaginaire. La seule fracture territoriale qui vaille était d’une simplicité biblique : d’un côté Paris – et ses « Parigots » – vu des régions et, de l’autre, la province, que l’on s’est résolu à dénommer « les territoires », dans ces pudeurs de la novlangue administrative. …
Si quelques guerres des boutons faisaient rage ici et là, elles n’allaient pas plus loin qu’un folklore de bon aloi. Une et indivisible, la République présentait le profil d’une géographie unie par les idéaux de 1789, dont la richesse éclatait au grand jour tout au long des 121 chapitres du Tour de la France par deux enfants, le manuel scolaire paru en pleine IIIe République (1877) destiné à former de bons petits citoyens.
Près de cent cinquante ans après Augustine Fouillé (l’auteure de cet évangile républicain), et près de huit décennies après Gravier, la théorie d’une France au mieux coupée en deux a fait long feu. Désormais, tout porte à croire que notre pays est mul- tifragmenté, comme si ses habitants vivaient sous le même drapeau, mais dans des îles différentes, pour filer la métaphore de l’archipel (L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divi- sée, Jérôme Fourquet, Seuil, 2019), voire dans des représentations différentes. Cela ne pose pas de pro- blème quand la coexistence est pacifique, mais pose de sérieuses questions lorsque les frottements entre représentations provoquent des étincelles.
La dérive des continents
Au mieux, les Français s’ignorent les uns les autres. France des villes et France des champs, France de l’Est et France de l’Ouest, France des centres-villes et France des banlieues, France des banlieues chic et France des QPV (quartiers prioritaires de la ville), France périurbaine et reste de la France… On pour- rait descendre encore plus profond dans les micro- fissions territoriales : un Paris coupé en deux selon une segmentation Est-Ouest (qui supplante l’éternelle guéguerre rive gauche-rive droite), des ghettos générant leurs propres microghettos selon la géographie des points de deal… Au total, un pays dont les parties s’affranchissent doucement mais sûrement du tout, réinventant un langage et des codes culturels singuliers qui n’ont au bout du compte plus grand-chose à voir entre elles.
On se souvient de l’expression de Raphaël Glucksmann, prononcée en novembre 2018, sur le plateau du « 28 minutes », d’Arte : « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème. » Accusé de « boboïsme », le député européen n’avait pourtant fait que résumer l’opinion, non pas générale, mais celle de ses coreli gionnaires, des habitants comme lui du IXe arrondissement de Paris. La proximité se trouve parfois à 6 000 kilomètres. Dans « Films de Paris vs films du reste de la France : quand les spectateurs font ciné à part », un article publié en septembre 2023, Anne Rosencher s’est amusée à distinguer le fossé culturel séparant les France, à partir du nombre d’entrées en salle de plusieurs centaines de films récents. Ainsi, Des mains en or et Les Déguns 2, deux films sortis en 2023, ont fait un carton en province, mais ont été ostensiblement ignorés tant par la presse que par la clientèle parisienne.
Une observation que l’on peut étendre à l’ensemble des centres urbains, composés d’une population plus éduquée et moins familiale. Au-delà du PIB et du prix au mètre carré, nous dit le papier, « il y a les indicateurs camouflés, a priori anecdotiques, mais qui en disent long sur une nation et sur les lignes de fracture qui la travaillent ». On ne regarde pas les mêmes choses selon qu’on se rend dans une salle Art et essai ou dans un complexe posé dans une zone commerciale de troisième couronne.
Il est loin le temps d’un Louis de Funès socialement rassembleur, plébiscité aux quatre coins de la France. Aujourd’hui, des acteurs comme Karim Jebli, Nordine Salhi ou Alix Poisson, généralement venus de la télé ou du Web, sont des « stars de province », les équivalents cinématographiques des écri- vaines populaires Aurélie Valognes ou Mélissa Da Costa, dont on trouve les best-sellers feel-good aux rayons culture des Leclerc ou des Super U. Difficile de se sentir appartenir au même pays quand le monde dans lequel on vit n’est pas celui de ses concitoyens. Ce « patriotisme de décalage » est accentué par les effets du numérique. Il n’y a plus de centre, il n’y a plus de périphérie, nous dit en substance le maire de Neuilly-sur-Seine, Jean- Christophe Fromantin, dans un ouvrage qui plaide pour le désengorgement des métropoles (Travailler là où nous voulons vivre. Vers une géographie du progrès, Les Pérégrines, 2018). « Le centre du monde, pour vous, c’est quand vous possédez une bonne connexion Internet. » L’appartenance affinitaire, un autre genre de dérive des continents.
Des territoires inflammables?
Au pire, ils s’affrontent, ces Français, dans une forme contemporaine de guerre territoriale, qui va bien au-delà de la simple condescendance parisienne pour les cousins de province. Ce furent les « gilets jaunes », à partir de la fin d’année 2018, que les précédentes éditions de « Françaises, Français, etc. » sentaient monter ; le ressentiment physique, éruptif, de la petite classe moyenne issue de la France périphérique (une caractérisation rendue célèbre par Christophe Guilluy en 2014) à l’encontre de supposées élites à l’aise dans la mondialisation; bref, l’improbable frottement entre les « somewhere » (les gens de quelque part), de David Goodhart, assignés à résidence, et les « anywhere » (les gens de nulle part), autrement désignés sous le vocable de digital nomads, qui ont fait les beaux jours de la start-up nation.
Car ces oppositions ne sont pas que des antipathies formelles. Quand des frictions entre quartiers, entre territoires, mettent le feu aux poudres (affaire Nahel, meurtre de Thomas à Crépol), ce sont de tranquilles bourgades qui, partout dans le pays, s’embrasent et ravivent des guerres qu’on pourrait penser territoriales.
Au début de l’année 2024, la néojacquerie d’agriculteurs en colère contre, pêle-mêle, la baisse de leurs revenus, la concurrence déloyale des autres pays, l’empilement des normes, une fiscalité injuste et la politique agricole commune mit clairement en valeur cette fracture territoriale. En parallèle d’un mouvement de contestation ironique consistant à retourner les panneaux d’entrée dans les villes pour signifier qu’on marche sur la tête. Le blocus des principales agglomérations françaises a marqué une nouvelle étape dans le sentiment de défiance généralisée entre les supposées France d’en bas et France d’en haut.
Cette accumulation d’escarmouches ponctuelles, que l’on pourrait comparer à des incidents aux frontières entre deux pays, a mécaniquement trouvé une traduction dans les scrutins européens puis législatifs des mois de mai, juin et juillet 2024. Pain béni pour les analystes, la fracturation poli- tique du territoire n’a pas fini de livrer ses secrets. Une gauche vivace en ville et dans les banlieues, un Rassemblement national (RN) hégémonique dans la France périphérique et rurale (à Crépol, le RN, déjà haut, a doublé son score de 201G), une ancienne majorité présidentielle, qui parvient à tenir ses positions sur une façade atlantique en plein essor démographique : on peut dire que, grossièrement, le nouveau tripartisme hexagonal épouse les courbes d’une segmentation territoriale qui tient les Français, lesquels ne se contentent pas de se regarder en chiens de faïence, mais qui affûtent aussi leurs armes.
Faut-il en déduire que nous serions au bord de la guerre civile ? Sans doute pas. Popularisée par Éric Benzekri, le showrunner de la série La Fièvre, diffusée en mars 2024 sur Canal+ et reprise par Emmanuel Macron lors de sa participation au podcast « Génération Do It Yourself » en juin de la même année, la croyance en l’imminence d’une guerre civile en dit long sur l’état émotionnel du pays. Mais elle ne rend pas compte de la profonde volonté d’apaisement qui le sous-tend.
Un nouveau girondisme ?
À maints égards, les Français, quel que soit leur lieu de résidence, ont encore des choses à se dire. Sans élever la voix. Et même, miracle, en se comprenant les uns les autres.
S’il serait naïf de nier les poussées de fièvre, soyons honnête : on ne trouve en France, à l’inverse de chez nos amis britanniques ou espagnols, nulle trace de sécessionnisme territorial. Le nationalisme corse est sans doute plus prégnant que le breton ou l’occitan, mais la fable d’une nation en morceaux n’a pas livré son épilogue. Une enquête publiée en 2017 par l’institut Viavoice révélait d’ailleurs que nos compatriotes se sentaient « Français » avant de revendiquer une toute autre identité, qu’elle soit locale, religieuse ou même européenne. Ils disaient se sentir à l’aise avec une forme d’hédonisme et revendiquaient massivement une appétence pour leur modèle social.
Il faut croire cependant que le fantasme d’une armée de citoyens homogène a vécu. Et il n’est pas exagéré, à l’aune des développements récents, d’évoquer l’émergence d’un girondisme qui, jusqu’ici, n’avait jamais vraiment trouvé matière à s’épanouir au pays du centralisme jacobin. Là où les velléités décentralisatrices venues d’en haut (on songe aux lois Defferre de 1G82) s’étaient heurtées à bon nombre de réticences et à une pratique du pouvoir qui n’avait finalement pas rompu avec les vieilles habitudes, il se pourrait que notre pays redécouvre la richesse de ses territoires – et des habitants qui vont avec (GRAPHIQUE 13). Début d’« exode urbain », volonté de réindustrialisation faisant la part belle aux pôles locaux de compétitivité, hype nouvelle pour la ruralité : il semblerait que les Français plébiscitent un nouveau cadre de vie fondé sur le « small is beautiful », quitte à « parisianiser » ses modes de vie, ce que le journaliste Jean-Laurent Cassely appelle le « XIe arrondissement hors les murs » (GRAPHIQUE 14).
Les Parisiens réconciliés avec la province…
Avec ses 157 000 habitants et une densité de population de 3 680 habitants au km2, la ville d’Angers symbolise ce nouvel eldorado. La préfecture du Maine-et-Loire a été placée, par Le JDD, en 2024 – et pour la deuxième année consécutive –, en tête des « villes et villages où il fait bon vivre ». Chassés par un foncier délirant, fuyant les bouchons et la pollution, les habitants des grandes métropoles ne considèrent plus dégradant de se délocaliser dans une France qui va bien, devenue instagrammable, loin des pugilats montés en épingle par les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux. Une « France des piscines et des barbecues », où l’on aime certes bien s’engueuler, mais où les débats se terminent dans la convivialité que crée le territoire partagé.
S’il est toujours « à portée de baffe », le maire est d’ailleurs plus que jamais le personnage public à qui les Français font le plus confiance : à 69 %, selon la 11e édition de l’enquête « Fractures françaises » (2023), contre 29 % aux députés et 17 % aux partis politiques (GRAPHIQUE 15). Pas un hasard dans ce pays en trompe-l’œil, où l’on a sans cesse le sentiment de vivre au bord du précipice, alors que dans leur grande majorité les Français sont des gens pacifiques en quête d’apaisement. Jadis regardée de haut, la « province » a changé d’esthétique en quelques années à peine (La Revanche de la province, Jérôme Batout, Gallimard, 2022). Marqueur absolu de sa gentrification, on trouve désormais des cavistes et des petits fromagers bio dans la troisième couronne (« Vélotaf, Amap et télétravail : quand les citadins débarquent dans le pavillonnaire »).
Après qu’on a parlé des « régions », ce sont désormais « les territoires » qui ont le vent en poupe. Au point qu’il existe une Banque des territoires, destinée à donner corps au rééquilibrage du pays. Cette France des médias régionaux, cette France du très beau film de Mélanie Auffret Les Petites Victoires (2023), des cafés associatifs et des festivals de jazz ou de rock indé (le Very Good Trip Festival, à Bellocq, dans les Pyrénées-Atlantiques) existe bel et bien. Fatiguée des diktats, elle retisse des liens potentiellement mainstream, positivement, sous les radars.
… et la province en colère contre Paris
Mais sans doute manque-t-elle encore d’émet- teurs assez puissants pour recouvrir le bruit de la discorde. Quand, dans les années 1970, Paris regardait la province de haut, les Parisiens s’ima- ginent aujourd’hui, avec envie, y habiter. Mais quand les provinciaux se bornaient à se moquer des Parisiens, ils voient souvent aujourd’hui la capitale comme un problème et le cœur de leur ressentiment, l’endroit symbole de la création des lois, qui contraignent le quotidien et des politiques hors sol qui légifèrent à tort et à travers, sur les mobilités, l’économie ou les modes de vie. Et qui instruisent et actent l’isolement tou- jours plus grand d’un pays, non pas « La France d’en bas », mais « La France du loin » : loin des services, de la santé, des communications ou de l’éducation. Une des clés de la concorde française est très clai- rement dans cet apaisement souhaitable entre la France centrale et ses territoires, pour que la ten- sion ne monte pas jusque dans les tentations d’une territorialité d’oppositions.