The Good Forum 2025 : faut-il désintoxiquer les médias pour sauver la démocratie ?
Le 8 avril dernier, TF1 accueillait le « The Good Forum Marketing, Communication & Médias 2025 », organisé par le média The Good (groupe INfluencia). En ouverture de cette journée consacrée au thème "Communication : l’ère de la sobriété", une première table ronde posait les bases d’une réflexion essentielle : celle d’un journalisme plus responsable face aux défis démocratiques et informationnels contemporains.
Pour incarner ce débat autour de la construction d’une pratique journalistique plus responsable, trois figures de la lutte contre la désinformation et du journalisme engagé ont croisé leurs regards : Jean-Marie Charon, sociologue et chercheur au CNRS, Eva Morel, secrétaire générale de l’association QuotaClimat, et Sylvain Louvet, journaliste documentaire primé et cofondateur de l’association Fake Off.
Dès les premières minutes, le décor est planté : notre rapport à l’information est en crise. Non pas tant parce que les faits manquent, mais parce que leur hiérarchisation, leur contextualisation et leur transmission sont constamment distordus par les logiques de viralité et de rentabilité. La table ronde a permis d’explorer avec finesse les ressorts de cette crise, en insistant sur ses implications démocratiques, écologiques et sociales. Le tout en une trentaine de minutes à peine – on aurait signé pour le double au vu de la qualité des intervenants.
Quand la transparence devient une urgence démocratique
« Le mensonge a cent fois plus de prise sur l’homme que la vérité », rappelait la modératrice, citant Érasme, en guise d’introduction. Et dans un écosystème numérique sursaturé de contenus, cette phrase prend un relief nouveau. Jean-Marie Charon, voix incontournable de la sociologie des médias, le confirme : « Ce problème ne date pas d’hier. Déjà en 1987, j’avais aidé à développer un baromètre avec la Sofres pour le compte de la revue Médiaspouvoirs qui révélait que la moitié des français pensaient que les choses ne se passaient pas comme les médias les racontaient. Trois sur quatre estimaient même que les journalistes ne sont pas indépendantsface aux pressions de l’argent et du monde politique ».
Aujourd’hui, cette défiance s’est enracinée et selon le sociologue, elle est alimentée par une série de phénomènes bien identifiés : l’omniprésence du fait divers, la focalisation sur l’émotion, la surenchère entre rédactions, l’obsession des réseaux sociaux, mais aussi le refus de la critique. « Pourquoi les journalistes ne reconnaissent-ils pas leurs erreurs ? Pourquoi refusent-ils la remise en question ? », interroge-t-il. « D’autant plus que beaucoup de gens sont aujourd’hui experts de leur domaine. Les journalistes, quant à eux, sont plutôt des généralistes. Donc souvent quand on se met à douter de l’information qui nous ait donné, c’est parce qu’on part de sa propre expertise (…) La transparence », insiste-t-il, « est aujourd’hui l’un des leviers les plus puissants que nous ayons pour recréer du lien entre médias et citoyens ».
Mais cette transparence ne va pas de soi. Elle suppose de montrer les coulisses du travail journalistique, les contraintes de temps, les choix éditoriaux, les limites structurelles. « Il faut que les rédactions acceptent de faire leur propre making-of. D’expliquer pourquoi une info est sortie, sur quelles bases, avec quelles réserves. J’entendais récemment que le groupe CMA-CGM vient d’investir 100 millions d’euros dans l’IA et notamment pour faire du fact-checking… Pourquoi pas. Mais encore faut-il savoir de quel fact-checking il s’agit. Le modèle qui se généralise — “c’est vrai, c’est faux” — est réducteur. Le véritable enjeu, c’est d’expliquer comment l’information est traitée, sur quelles sources elle repose, et de permettre au public d’y accéder pour enrichir sa compréhension », avertit le sociologue.
Climat : une information en voie d’extinction
La question climatique, quant à elle, illustre à la perfection cette complexité. Et Eva Morel, co-fondatrice et secrétaire générale de l’association QuotaClimat, qui travaille sur l’amélioration du traitement médiatique des enjeux écologiques et qui vient tout juste d’être reconnue d’utilité publique, dresse un constat aussi glaçant que limpide : « Il y a très peu d’information sur les enjeux environnementaux dans les médias. Et moins on est informé, plus on est vulnérable à la désinformation ». Elle ajoute : « On constate, en lien avec l’Observatoire des médias sur l’écologie, une baisse de 30 % de la couverture des sujets écologiques en un an. Ces sujets sont perçus comme froids, techniques, et dès que surviennent des crises politiques ou géopolitiques, ils sont relégués en arrière-plan ».
Pire : les rares fois où ils sont abordés, c’est souvent pour être déformés. La nouvelle étude publiée ce jeudi 10 avril par QuotaClimat, Data for Good et Science est sans appel : les médias audiovisuels français diffusent en moyenne dix cas de désinformation climatique par semaine. Les coupables ? Sud Radio, CNews, mais aussi France Télévisions. « On a tendance à croire que seuls les réseaux sociaux sont problématiques. Mais les grands médias traditionnels propagent eux aussi des fausses informations sur le climat, parfois sans correctif », dénonce Eva Morel.
Comment en est-on arrivé là ? Eva Morel pointe plusieurs responsabilités : la concentration des médias entre les mains d’acteurs économiques, le manque de formation des journalistes sur les enjeux écologiques, et la difficulté à traiter des sujets à la fois complexes scientifiquement et ancrés dans le quotidien des citoyens. « Les rédactions disent souvent : ce n’est pas un sujet porteur sur les réseaux sociaux, donc on n’en parle pas ». Une preuve de plus que la hiérarchisation de l’information — ce qui mérite ou non d’être traité — se fait désormais au prisme des logiques algorithmiques des réseaux sociaux.
De la rumeur à la reconstruction
Ce constat, Sylvain Louvet le partage. Lui aussi a vu, depuis dix ans, l’évolution du paysage médiatique. Lauréat du Prix Albert Londres et ancien de Brut, il connaît bien les logiques des plateformes. « Pour celles et ceux qui ont comme moi plus de 40 ans, vous avez connu l’époque où l’on avait trois, quatre grands chaînes de télévision et autant de quotidiens de presse nationaux qui trônaient souvent sur la table du salon. Quand le 20h00 arrivait, c’était un événement, on discutait de l’information en famille. Je pense que ma génération est l’une des dernières qui pouvait jouir d’une grammaire commune sur l’information… d’un même réseau conceptuel pour comprendre le monde. On est passé d’un système centralisé à une myriade de récits fragmentés ».
C’est pour réagir à cette fragmentation qu’il cofonde en 2015 avec Aude Favre, journaliste et vidéaste sur internet, l’association Fake Off, après les attentats de Charlie Hebdo. « Nous travaillions dans une agence de presse qui était située sur le même palier que Charlie hebdo. Le jour de l’attentat, on a vu de près la violence… mais aussi les rumeurs et les fakes news. Tout s’est diffusé sans filtre ». Aujourd’hui, Fake Off rassemble 80 journalistes et intervient chaque année auprès de 19 000 élèves, notamment dans les quartiers, pour développer leur esprit critique. Sylvain Louvet détaille : « On les met en situation. On les fait enquêter. On leur montre comment une info se construit. C’est beaucoup plus efficace que du simple fact-checking ».
L’association ne s’arrête pas là. Elle a lancé récemment une application d’enquête collaborative, mobilisant plus de 1 700 citoyens sur Discord. « On enquête ensemble, journalistes et citoyens. Cela a donné lieu à la série ‘Citizen Fact’, diffusée sur Arte ». Une manière ingénieuse de retransformer le journalisme en un « bien commun ».
La relève face au vacarme des réseaux
À l’heure où les journalistes sont de plus en plus attaqués — parfois physiquement, comme en Amazonie où l’on a retrouvé il y a deux semaine un journaliste environnemental mort par décapitation, rappelle Eva Morel — la table ronde a pris une tonalité grave. Elle s’est conclue sur une note d’espoir : les jeunes journalistes, selon Jean-Marie Charon, ont soif de complexité et de temps long pour se construire un plus grand esprit critique et une information de qualité : « Ils veulent du temps pour comprendre et faire comprendre. Ils ne valorisent plus l’instantanéité. Vous savez, moi, j’étais professeur en journalisme dans les années 90 et on était tous fasciné par l’arrivée d’un instantané. Pour les journalistes d’aujourd’hui, le principe est presque devenu banal voir, au contraire, il est facteur d’erreur. Ils préfèreraient justement que les médias soient une espèce de contrepied à ce rythme fou des réseaux sociaux ».
Sylvain Louvet en appelle à leur mobilisation : « j’incite tous les jeunes journalistes qui sont peut-être découragés ou qui hésitent à abandonner le métier, à prendre la parole. Les désinformateurs sont puissants sur les réseaux sociaux… justement parce que nous sommes silencieux. Nous avons tous des domaines de compétences, quelque chose à raconter et je pense qu’il est nécessaire que l’on reprenne le contrôle de la parole dans l’espace médiatique ». Et Eva Morel de conclure : « On est dans un moment charnière. La liberté d’expression, la qualité de l’information, la démocratie elle-même sont en jeu. Et si la critique est si vive, c’est parce que les citoyens sentent que ces acquis sont en train de se déliter ».
Un sursaut est possible. Il passe par la formation, la transparence, la coopération, et surtout, par un réengagement du journalisme dans sa mission première : donner à voir le monde, dans toute sa complexité, sans le réduire à une timeline algorithmique.