7 avril 2025

Temps de lecture : 9 min

Et si demain la vie ressemblait aux JOP ?

L’année 2024 n’aura pas fait l’impasse sur la violence pour rasséréner les citoyens français. Héritage de 2023 : les émeutes sur le territoire national, au-delà les guerres (en Ukraine, sur la bande de Gaza…), et au seuil de l’été notre démocratie qui s’est mise à trembler. « Notre monde part trop en vrille… » Alors évidemment il y a eu cette parenthèse qui a mis le couvercle pour qui voulait bien sur tout ça : l’exceptionnalité des Jeux Olympiques et Paralympiques en France. Mais la magie dissipée, comment (sur)vivent les classes moyennes dans ce flot d’événements extrêmes qui les balade entre désenchantement et renaissance ? Sujet à retrouver dans la revue INfluencia sur le thème "Faire société".

En 2024, le moral des Français des classes moyennes avec qui nous dialoguons depuis 2007 dans le cadre de l’Observatoire FreeThinking des classes moyennes, ressemble à une de ces étapes de montagne qui font la légende du Tour. D’abord les faux plats et le vent de face de l’inflation persistante. Puis l’ascension exaltante vers les sommets émotionnels des Jeux. Enfin, la descente vertigineuse, en plein brouillard, vers l’incertitude d’une situation politique et sociale inédite, dans un contexte international attisant des tensions communautaires extrêmes. Et le retour en force d’une question plus obsédante que jamais pour ces Français qui constituent le centre de gravité de notre société : pouvons-nous encore faire société ?

Quand tout pousse à défaire société, cette question n’a rien de rhétorique mais prend souvent corps de façon très concrète dans leur expérience quotidienne. À travers quatre phénomènes qui tendent à transformer la France en une gigantesque structure de défaisance.

Désunion. C’est le premier constat et le plus brutal : difficile de croire, encore, qu’on ait vraiment envie de vivre ensemble et même qu’on en soit capable. La montée de l’antisémitisme, depuis le 7 octobre 2023, quand les violentes attaques du Hamas contre Israël ont ouvert une nouvelle phase tragique du conflit israélo-palestinien, en est une preuve évidente à leurs yeux – ils ont partagé avec nous leur accablement et leur révolte lors d’une étude menée à l’automne 2024. Une preuve insupportable, mais simplement une preuve de plus, ce qui redouble leur accablement et leur révolte : cela fait tant d’années qu’ils alertent… La désunion, c’est de ne plus comprendre la brutalité de la société dans laquelle on vit. Ni ceux qui sont en révolte contre la nation, alors qu’ils sont pourtant censés en partager les atouts, comme lors des émeutes de l’été 2023 : « Des services publics brûlés signifient tant de choses, mais cela signifie également devoir injecter, encore une énième fois, des fonds publics pour reconstruire, et cela en devient inacceptable, car de nombreux endroits en France n’ont pas autant de transports et de bâtiments publics, mais doivent indirectement régler la facture par le biais des impôts et d’augmentations d’assurance. Cela signifie que celui qui se saigne les deux bras pour s’en sortir durement chaque mois doit se priver [(]), mais cette catégorie n’a pas de représentant pour la défendre. »1

Déconsommation. Quand le pouvoir d’achat stagne, et que l’inflation vient bouleverser les équilibres péniblement mis au point depuis des années, la restriction devient la forme la plus aboutie du système D. D comme Déconsommation, D comme Déliaison aussi, puisque les courses en grande surface du samedi disparaissent pour certains, petit à petit, et avec elles ce qui faisait à la fois leur charme et leur utilité sociale : être un moment de plaisir et de découverte, en même temps qu’un moment de rassemblement de toutes les classes sociales. « Je n’ai pas remarqué de baisse des prix. J’essaie de ne pas dépenser beaucoup. Les paniers anti-gaspi comme ceux de Too Good To Go ou de Phnix m’aident beaucoup. J’arrive à mettre un peu d’argent de côté en fin de mois grâce à cela. Je n’envisage pas de changer de façon de faire. Je procède comme ça depuis deux ou trois ans2. » Se débrouiller pour assurer la consommation du quotidien de sa famille, c’est apprendre à se débrouiller tout seul aussi, loin des marques, des centres commerciaux, et en un sens des autres.

Déstabilisation. 0,1% de PIB : c’est ce qu’a coûté, pour l’OFCE, la séquence dissolution / élections législatives à l’économie française3. Comment avoir le sentiment qu’on peut avancer tous ensemble, faire des projets, partager un avenir, quand on ne sait plus où on va ? On a beaucoup parlé, depuis quinze ans, d’insécurité physique, puis d’insécurité culturelle ; il faut parler aujourd’hui d’insécurité institutionnelle, pour ces Français des classes moyennes qui se sentent profondément déstabilisés par ce qu’ils considèrent comme une remise en cause des fondamentaux du contrat social français et de son garant, l’État. « On n’est plus sûr de rien et notre avenir est incertain. Il faut continuer à vivre normalement si c’est possible. Effectivement nous sommes en période de transition dans bien des domaines. Qu’en ressortira-t-il ? Franchement, moi, je suis perdue. Tout est remis en question : les hôpitaux, les soins, les docteurs, les politiques, l’enseignement. Comment se sentir en sécurité4 ? »

Dépression. Constat de l’Insee : « En juin 2024, 52 701 naissances ont eu lieu en France, soit 1 757 naissances en moyenne par jour [(]) Depuis deux ans exactement, chaque mois le nombre de naissances est inférieur à celui du même mois un an auparavant5. »5[1] Comment assumer un désir d’enfant dans une société qui se défait ? À cette question, certains répondent. Ils donnent un visage et une voix à la froideur des chiffres officiels. « Pour ma part, j’ai peur de l’avenir, que ce soit pour moi quand je serai âgée et également pour mes enfants. Nous avions pour projet l’année dernière, voire au plus tard cette année, de donner un nouveau petit frère ou une petite sœur à ma fille. Finalement, en ayant bien réfléchi [(]), ce projet a été annulé. Il en est mieux ainsi, notre monde part trop en vrille… Il y a un manque de civilité et de respect désormais, qui ne me sécurisent absolument pas. Comment on a pu en arriver là6 ? »

Conséquence de ces quatre D qui défont société : un repli sur le domaine privé, le bonheur intime, la famille et la maison, pour se mettre à l’abri des secousses et des agressions qui les accompagnent.

Les JOP : et si on recommençait tout à zéro, tous ensemble ?

Pourtant, la messe n’est pas dite. Car, si le moral de longue période et certains de ses indicateurs clés sont alarmants, un moment magique est venu tout bouleverser, cet été : les JOP. Paris 2024, dans sa version olympique et sa version paralympique, est venu changer la donne, changer le game. Le feu d’artifice d’émotions positives auquel les JOP ont donné lieu n’ont pas changé la vie, ; mais ils ont montré que le pire n’est jamais sûr, même en France. Ce n’était pas gagné, et même, pour beaucoup de Français pessimistes, c’était peut-être perdu d’avance – en termes d’organisation, d’infrastructures, de transports, d’accueil. À l’arrivée, c’est un succès énorme, planétaire, qui ne souffre d’aucune contestation, sur lequel tout le monde est d’accord. Qui autorise des sentiments qu’on n’avait plus l’habitude d’éprouver, et quatre mots qu’on n’avait plus l’habitude d’utiliser, pour parler de son pays. Rayonnement – Paris à nouveau au centre du monde, lumineux. Fierté – la France à nouveau tout en haut de l’affiche. Joie – de voir la planète partager le plaisir qu’on lui offre. « Pour moi, cela a été un moment très positif, un véritable souffle d’air frais, qui a mis en lumière notre capacité à accueillir un événement d’une telle envergure, en rassemblant les gens autour de valeurs communes comme le sport et le dépassement de soi7. »

Et unité,  – unité surtout. Car au-delà des émotions elles-mêmes, les JOP ont été l’occasion presqu’inespérée presque inespérée de redécouvrir cette chose à peine croyable, pour ces Français des classes moyennes dont beaucoup étaient trop jeunes pour vivre les ChampsÉlysées « black, blanc, beur » Black Blanc Beur de 1998 : on a été capable de les vivre ensemble. Et de redécouvrir ainsi deux possibles qu’on finissait par considérer comme hors de portée. D’abord, qu’on pouvait profiter ensemble, sans arrière-pensée, de la beauté du pays, du moment, du savoir-faire et des exploits des acteurs des JOP (– sportifs, bénévoles, artistes des cérémonies d’ouverture et de clôture, organisateurs…).. Être des spectateurs enthousiastes, à l’unisson. Redire « nNous » le sourire aux lèvres. « Je pense qu’il y a eu pendant les JO une bouffée d’optimisme, de plaisir même. J’ai pu voir des gens souriants, s’intéressant à des sports qu’ils ne connaissaient pas bien ou pas du tout, s’enthousiasmer pour des athlètes inconnus jusqu’ici, qu’ils soient français ou étrangers. Il m’a semblé que nous (quand je dis “« nous” » je pense aux Français) étions capables d’ouverture d’esprit. » Ensuite, qu’on pouvait aussi faire des choses magnifiques ensemble, et les réussir, même quand on n’est ni sportif, ni bénévole, ni organisateur. Que le simple fait d’avoir été là, en tant que Français accueillant le monde aussi superbement, montrait qu’on peut faire des grandes choses de concert. « Les JO ont montré qu’ensemble on est plus fort et soudé pour vivre des choses merveilleuses. »

Après les JOP : et si demain on continuait à tout recommencer, ensemble ?

Ces moments magiques où nous sommes devenus un aAutre, un autre peuple qui ne se regarde plus en chien de faïence mais regarde dans la même direction, comme les, comme les amoureux d’Éluard, est-il possible de les prolonger ? De s’en inspirer pour refaire société comme on ne l’a plus fait depuis tellement longtemps, pour tout recommencer ensemble ? Ce sont ces questions que les Français se posent et posent aux dirigeants et aux entreprises, aujourd’hui. En leur glissant trois suggestions.

D’abord, partir du commencement, de leurs racines, de leurs valeurs. Et si refaire société, c’était d’abord refaire confiance à des valeurs intangibles [AC1] qu’ils rappellent, inlassablement, à chaque fois que nous leur demandons en quoi ils croient et ce qu’ils veulent transmettre à leurs enfants : solidarité, liberté, respect de l’autre, responsabilité, autonomie, égalité, fraternité ? « Nous essayons d’éduquer nos enfants au mieux en leur enseignant des valeurs comme le respect, la solidarité, la bienveillance, la fraternité ou la justice9. » Rien de révolutionnaire ? Non, c’est vrai. Mais à leurs yeux, refaire société c’est justement ne pas réinventer ce qui devrait nous rassembler, mais le redécouvrir – c’est à portée de la main, on devrait s’en réjouir. Qui leur proposera un chemin concret pour les (re)mettre en œuvre, en action ?

Ensuite, donner une réalité concrète à ce qui, dans leurs imaginaires, pourrait fonder un avenir plus durable. Ces Français des classes moyennes se rêvent comme un peuple à la fois paysan et ingénieur – et la société qu’ils imaginent demain, quand on leur demande de laisser libre cours à leurs rêves, est à leur image. Une société à la fois « terre » et « tech », dans laquelle le meilleur de l’innovation permettra de mieux profiter, de façon à la fois hédoniste et respectueuse, du meilleur de la nature. Et de le faire ensemble, en réinventant les habitats qui concilient liberté et responsabilité. « [(En 2050,]), oOn habite un domaine avec une vingtaine de petites maisons de pas plus que 80 m2 et chacun a son jardin. Toutes les semaines dans un bout de terrain commun, chacun apporte ses excédents de fruits, légumes, œufs ainsi que ses fabrications (gâteaux, confitures, vin, jus, etc.) et on participe à un troc ou si on n’a rien à troquer on peut acheter à faible prix, tout en sachant que les produits sont bio ! Il y a des centres médicaux dans chaque grande ville donc à 20 minutes de chez soi, sinon il y a toujours la possibilité de téléconsultations avec un médecin en dehors des horaires habituels10. » La vision naïve d’un nouveau vivre-ensemble, avec ses concitoyens et la nature, la technologie permettant non pas de vivre comme avant mais de vivre mieux qu’avant ? Peut-être. Mais croire que tout peut continuer comme aujourd’hui, ou au contraire qu’on doit tout changer en imposant des modes de vie qui ne font pas rêver et n’évoquent rien à ces Français, n’est-ce pas encore plus naïf ? Ils posent la question.

Enfin, recréer les conditions pour que chacun trouve sa place, joue son rôle, assume ses responsabilités. Sans angélisme, mais avec générosité et volontarisme. Dans le domaine environnemental, bien sûr : « En conclusion, relever les défis environnementaux de 2050 est un défi immense mais réalisable. Il nécessitera une volonté politique forte, des innovations technologiques et un engagement de la part de tous les acteurs de la société. » Mais aussi et sans doute d’abord dans le domaine social, culturel, politique, au sens le plus fort du terme. « Lorsqu’il s’agit de nos enfants, il est naturel de souhaiter une société plus apaisée pour leur avenir. Il est essentiel de créer un environnement dans lequel ils peuvent s’épanouir, se sentir en sécurité et avoir des opportunités égales. Cela nécessite des efforts concertés de la part de tous les acteurs de la société :, gouvernements, institutions, familles, écoles et communautés. La perspective d’une société plus apaisée est certainement à portée de main, mais cela nécessite un engagement collectif et une volonté de surmonter les divisions et les différences. L’éducation, la promotion du dialogue interculturel, la lutte contre les discriminations et la création d’opportunités égales pour tous peuvent contribuer à créer une société plus harmonieuse pour les générations futures. »

La France a changé ? Soit. Faire société exactement comme avant, ce n’est plus possible ? Dont acte. Refaire société dans le respect de notre nouvelle diversité mais dans l’exigence d’une nouvelle unité, cela exige un effort immense de tous ? Bien sûr. Mais quelqu’un n’a-t-il pas dit un jour que « la France ne peut être la France, sans la grandeur » ? À leur manière, les Français de 2024 s’en souviennent.

1. Les Français face aux émeutes, étude FreeThinking, juillet 2023.

2. Rentrée française, étude FreeThinking, octobre 2024.

3. La croissance à l’épreuve du redressement budgétaire., Perspectives pour l’économie française, OFCE, octobre 2024.

4. Rentrée française, étude FreeThinking, octobre 2024.

5. La baisse des naissances en France s’accentue en 2024, Insee, septembre 2024.

6. Les familles au temps des crises, étude FreeThinking, juin 2024.

7. Rentrée française, octobre 2024.

8. Rentrée française, octobre 2024.

9. Les familles au temps des crises, étude FreeThinking, juin 2024.

10. Il sera une fois 2050, étude FreeThinking, avril 2024.

 

En savoir plus

Véronique Langlois et Xavier Charpentier codirigent FreeThinking, laboratoire de détection de tendances et d’insights au sein de Publicis Groupe. Ils ont publié en 2009 Les Nerfs Solides. Paroles à vif de la France moyenne. Ils viennent de publier Rentrée française, après le soleil des JOP une pluie d’incertitudes. Véronique est diplômée de l’ESSEC. Xavier est titulaire d’un Capes de philosophie et diplômé de Sciences Po.

 

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