12 février 2025

Temps de lecture : 12 min

Rémi Babinet (BETC) : « Il y a une forme de confrérie mondiale des créatifs publicitaires, presqu’une chevalerie »

Où l'on apprend que Rémi Babinet est un bourreau de travail, qu'il n'aime pas "la belle pub", qu'il ne voulait pas faire "un coffee table book de plus", qu'il n'a jamais aimé le mot créativité, qu'il est impressionné par ses pairs, qu'il aime ça,  "être admiratif du travail des autres". D'apparence indigeste, "Pas de publicité, merci" est un récit illustré au long cours qui vous embarque comme un bon compagnon qui sait partager les histoires, simplement, généreusement.

INfluencia : l’IA est le sujet du moment, avec notamment le sommet de l’IA qui vient de se dérouler au Grand Palais. Quelles sont ses conséquences sur la pub, cette dernière ne va-t-elle pas finir dans les musées ? 

R.B. : les nouvelles possibilités de production d’images m’inquiètent moins que la manipulation du langage. L’IA va progressivement révolutionner beaucoup d’activités humaines mais celles qui utilisent le langage vont être touchées de manière particulière : la vôtre par exemple, le journalisme, ou la traduction, tous les métiers d’échanges, la communication au sens large. Pourquoi je parle de manipulation ? Je fais un parallèle avec le son et l’image : on s’est tous habitués, grâce aux techniques de numérisation, à communiquer avec des formes et des voix humaines qui nous ressemblent, et, en général, si on a toute sa tête, on fait la différence entre le vrai et l’avatar, le live et le broadcasté – même si parfois c’est vrai qu’on pourrait en douter tellement on s’est habitués à baigner dans une sorte de monde parallèle où ces sons et ces images deviennent notre nouvelle réalité et se présentent avantageusement pour nous remplacer à peu près tout le temps. Avec l’IA, c’est au langage lui-même que s’attaque cette capacité techno à simuler. J’ai le sentiment que le simulacre du langage nous fait franchir une frontière inconnue. D’abord ces simulacres de pensée, d’expression, de langage, n’ont pratiquement aucune origine réelle, aucune histoire. D’autre part personne ne sera à même de faire la différence entre langage humain et langage machine. Qu’est-ce-que ça va donner ?

ces simulacres de pensée, d’expression, de langage, n’ont pratiquement aucune origine réelle, aucune histoire

On a vu le retour du live dans la musique, le retour de la peinture, du geste. Peut-être qu’on va assister au même genre de retour dans le domaine des échanges : retour de la conversation live, retour du corps, de la voix. Ou alors peut-être que ces pratiques anciennes que sont se voir, se parler, se faire rire en live deviendront un luxe. On verra, mais résister à la machine, n’est pas dans la nature de l’homme… Dans live, il y a vie. Moi, personnellement, j’y tiens !

IN. : activations, applications, réseaux sociaux, fake news, sites, plateformes, tout cela ne vous a pas découragé ? Ne vous êtes-vous pas senti en résistance ? Avez-vous eu envie d’arrêter un jour ? 

R.B. : je n’ai jamais eu envie d’arrêter car l’agence reste un endroit d’entrecroisement de gens, de problématiques et de savoir-faire unique et inouï. Je m’y épanouis comme une fleur (rire). Dans la crise de la communication actuelle, j’ai l’impression d’être utile, c’est important d’avoir un cap clair. Quant à la technique, on en a parlé, c’est le B A BA de la publicité, rien n’a changé. Change is blood disait David Ogilvy. C’est ce qui coule dans les veines du métier. J’ai la chance d’être dans une agence où l’adoration de la technique est aussi virulente que la critique de la technique. C’est dans cette dynamique-là seulement que je conçois la bonne compréhension des gens et de ce qui nous entoure, les bonnes réponses à apporter, la bonne cuisine, la bonne création….

IN. : rien d’incroyable n’émerge aujourd’hui comment l’expliquez-vous ? L’IA y est-elle pour quelque chose ?

R.B. : c’est vrai qu’aujourd’hui peu de publicités franchissent le mur du son. On s’emmerde souvent. Mais au-delà du conformisme et de l’eau tiède, il y a une raison nouvelle : rien ne résonne vraiment car personne ne voit la même chose que son voisin. Le paysage médiatique est tellement fragmenté qu’un créatif dans une agence n’est même pas sûr de voir sortir ce qu’il fait lui-même. C’est même assez rare. Avant on était impatient de voir sortir le produit de son travail, également parce qu’on savait que tout le monde pouvait tomber sur la campagne qu’on avait faite. Et juger de la qualité. L’appréciation de la chose publicitaire a complètement changé, elle-même émiettée dans une pléthore de micro-contenus ciblés. En tout cas c’est la fin de la résonnance sociale de la publicité telle qu’on la connaissait jusqu’à présent. Mais la question principale reste la même, voire devient encore plus aigüe : comment continuer à toucher les gens quand on a autant de moyens de les atteindre ? Il faut faire attention, d’abord on multiplie les chances de les emmerder, ensuite on est censé bien les connaître : deux raisons qui nous obligent à leur parler mieux, à trouver les bonnes manières ! Normalement, les performances du digital et des datas devraient ouvrir maintenant un espace énorme aux agences créatives, qui sont plus que jamais concentrées sur ces questions qui ne sont pas du ressort de la technique, questions à peu près les seules valables pour un publicitaire : comment émouvoir, intéresser, convaincre, surprendre, faire rire, faire pleurer ?

cet état de la pub est évidemment un symptôme de l’état de la société. Tout le monde a un problème de communication.

Atteindre ou toucher, pour moi la vraie problématique du nouveau paysage qui se dessine est là. Les gens n’en ont rien à foutre de la quantité des « tuyaux » qui peuvent les atteindre, ils veulent être touchés par les fluides utiles, bienfaisants ou marrants qui coulent à l’intérieur. Les agences créatives sont là pour la vraie efficacité, pour trancher dans le bruit ambiant.

IN. : la pub fait toujours partie du paysage et se doit de muter aussi.

R.B. : cet état de la pub est évidemment un symptôme de l’état de la société. Tout le monde a un problème de communication. Regardez les politiques, obligés de faire des tirades ultra courtes à l’Assemblée nationale, formatées pour tenir sur les réseaux. Ils ne se parlent plus entre eux. Il y a comme un affaissement des manières qu’on a de s’adresser les uns aux autres. On est enfermé dans une nouvelle communication où l’on a l’impression qu’on ne peut parler bien qu’à quelqu’un de parfaitement compatible, d’idéologiquement ou culturellement pur… Ce n’est pas enthousiasmant. Pour un publicitaire c’est à pleurer. Pour moi la pub était et doit être par essence le langage capable de s’adresser à des gens très différents les uns des autres, de les rassembler d’une certaine manière. Or il est assez abîmé par cette désagrégation sociale.

Pour un créatif il y a une autre forme de résistance, à une autre forme de submersion : celle de l’infinité des possibilités offertes par la machine. Avec internet et maintenant l’IA, potentiellement une incitation permanente à la paresse.

Mais on ne baisse pas les bras, on cherche de nouveaux formats, qui permettent d’échapper à cette malédiction, de faire un pas de côté et de profiter des répercussions formidables que permettent les réseaux. Émerger est un défi contemporain. Il faut choisir la manière. Je pense qu’il faut retrouver le goût du risque, échapper à l’ennui, au calcul, au prévisible. C’est ce que l’agence a toujours essayé de pratiquer, des packagings de Monoprix aux Tee-shirts d’Évian en passant par les consignes de sécurité d’Air France.

Pour un créatif il y a une autre forme de résistance, à une autre forme de submersion : celle de l’infinité des possibilités offertes par la machine. Avec internet et maintenant l’IA, potentiellement une incitation permanente à la paresse.

Mais je dirais, rien de nouveau sous le soleil, la publicité a toujours évolué en s’appuyant sur de nouvelles techniques et en les secouant : radio, télévision, internet… la fascination pour la technique et ses nouvelles possibilités ne paralyse que momentanément la créativité.

IN. : ce livre « Pas de publicité, Merci », est comme un pied de nez, publié à un moment décisif de notre 21ème siècle effervescent. Comment est née l’idée de cet ouvrage ? 

R. B. : ce n’est pas vraiment une idée au départ, plutôt une envie. Le projet s’est cristallisé pendant le confinement, qui a été à la fois un temps de travail extrême pour l’agence et un temps de pause mondial. J’ai perdu mon père pendant le confinement aussi. Toutes ces raisons ont fait que j’avais besoin de regarder à peu près tout ce qui m’arrivait en faisant un pas de côté. Un livre est ce genre d’espace plutôt rare aujourd’hui qui permet de revoir les choses autrement, et tranquillement.

IN. : l’objet lui-même ?

R.B. : c’est un livre qui ressemble à un livre, je ne voulais pas faire « un coffee table book de plus » ; il y a beaucoup de livres, souvent centrés sur la création au sens large d’ailleurs – livres d’art, d’architecture, de design, etc. – qui échouent sur les tables basses. Je déteste le côté belles images qui est associé aux métiers de la création. La création comme décoration… Et en particulier, concernant la publicité, j’avais besoin de bien raconter et montrer, pour ceux qui l’auraient oublié, que nous faisons un métier d’idées. Rien à voir avec le déferlement d’images actuel qui pourrait passer pour de la publicité.

IN. : ce livre de 1250 pages est tout de même « indigeste » a priori, à l’ère de l’éruption de l’IA dans nos quotidiens?

R.B. : c’est de l’indigestion d’images dont il faudrait plutôt parler… C’est clairement en réaction à cette indigestion que j’ai fait ce gros livre, avec beaucoup d’écriture et de petites images noyées dedans. Je n’avais pas non plus envie de faire un petit livre élégant, de toutes façons j’en aurais été bien incapable… Je voulais me confronter au bordel très épais dans lequel nous vivons et nous travaillons. J’avais dans la tête de faire une sorte de gros roman illustré, de grand journal, et ça a pris la forme d’une longue divagation dans une époque, dans un métier, dans une agence, avant tout BETC, l’agence que j’ai fondée, mais aussi BDDP, l’agence qui m’a formé, dans mon histoire personnelle aussi.

Personne ne connait notre métier, même si pas grand monde ne résiste au plaisir de le caricaturer.

IN. : vous jouez les provocateurs, à quel public avez-vous pensé en avançant dans le récit ? 

R.B. : progressivement en travaillant s’est précisé cette idée bizarre et en même temps évidente : personne ne connait notre métier, même si pas grand monde ne résiste au plaisir de le caricaturer. Pour visiter une agence, à part Mad Men, 99 Francs et aujourd’hui Super Mâles, il n’y a pas beaucoup de portes d’entrée… On connait mieux les commissariats et les hôpitaux, qui emplissent les films et les séries. Pourtant, une agence de publicité, avant même d’être au cœur de la société de consommation, est au cœur de la société. Elle est traversée par toutes les influences, toutes les tensions, tous les débats de son époque. Une agence ressemble à un film d’action où il faut réfléchir à une vitesse phénoménale. C’est un univers où des rencontres spectaculaires et inhabituelles ont lieu, des chocs de culture, des confrontations de compétences. S’y mélangent entrepreneurs, réalisateurs, commerçants, juristes, vendeurs, artistes, créatifs, financiers, stars, radicalité esthétique et opinion publique. À la fin passions et raisons diverses doivent faire bon ménage, ce qui n’est jamais évident. J’avais envie de faire une plongée dans ces problématiques. Qui ne doivent pas être éloignées de celles de pas mal d’autres métiers de la création, dans d’autres domaines. Je dis ça car j’ai aussi une modeste ambition secrète : que ce livre puisse intéresser tous les métiers de la création, pas seulement les publicitaires. En tout cas les créatifs qui sont engagés dans une industrie quelle qu’elle soit.

IN. : votre livre est un bon compagnon… En avez-vous vu tout de suite compris la portée, celle d’un récit politique et social ? 

R.B. : le livre pourrait intéresser d’abord ceux qui veulent voyager dans cette époque, mais un voyage inspiré par la vision originale d’une entreprise, ce qui est assez rare en fait. Je me disais souvent en l’écrivant que les entreprises ne savent pas se raconter elles-mêmes et sont d’ailleurs aussi souvent mal racontées par d’autres – entre l’hagiographie et la critique, il semble ne pas y avoir de voie. Je pense que j’ai voulu essayer de trouver une autre manière de raconter une boîte.

D’où cette forme de roman d’aventures d’entreprise ou plutôt de journal de bord, car les textes sont très courts. Ça raconte à la fois la place d’une entreprise dans la société, le rôle d’une entreprise dans la vie de ceux qui la font, et la nature et l’utilité de notre métier spécifique : la publicité. Avec une liberté de cheminement qui est propre à la subjectivité d’un auteur qui est aussi le patron.

IN. : comment avez-vous sélectionné les publicités ? 

R.B. : le livre a été assez difficile à composer. Les publicités que j’ai choisies, je les ai choisies parce que je les aimais, pour plein de raisons différentes, pas forcément parce qu’elles avaient eu un prix, bien que souvent ces choix se recoupent. Je n’ai pas eu de difficulté à choisir le meilleur, j’ai été déchiré de ne pas pouvoir en mettre plus. Je ne les ai pas choisies non plus pour les commenter, mais dans l’optique que ces images accompagnent le récit comme un écho des réflexions, des sentiments ou des histoires que je raconte. C’est plus un tissage d’images et de textes qu’un texte qui viendrait expliquer une image ou une image qui viendrait illustrer un texte. Je ne me suis par ailleurs pas arrêté à la production de l’agence, j’ai choisi des campagnes d’un peu partout et qui me semblaient fortes pour donner un éclairage soit sur le métier, soit sur l’époque.

IN. : c’est aussi un hommage à vos pairs…

R.B. : je suis très impressionné par mes pairs comme vous dites. Quand je vois sortir des campagnes que j’aurais rêvé de faire mais auxquelles j’étais incapables de penser, ça me fait toujours un peu mal, ça me remet à ma place aussi, celle d’un créatif parmi des milliers d’autres dans la grande bagarre mondiale des idées. Je suis admiratif. Il faut savoir qu’il y a une forme de confrérie mondiale des créatifs publicitaires, presqu’une chevalerie, discrète, quasi invisible, où chacun sait qui est qui et qui a fait quoi, en dehors du bullshit promotionnel permanent qui entoure les carrières des uns et des autres aujourd’hui dans tous les milieux. Pour revenir à votre question, j’aime bien la rigueur et la folie radicales propres à l’activité publicitaire, je ne vois pas beaucoup d’endroits ni d’activités qui réunissent autant de ces qualités extrêmes. Et de gens hors-normes.

Il y a une forme de confrérie mondiale des créatifs publicitaires, presqu’une chevalerie, discrète, quasi invisible, où chacun sait qui est qui et qui a fait quoi

IN. : la belle pub se conjugue-elle au passé ?

R.B. : je n’aime pas l’expression « La belle pub » qui renvoie à un aspect presque décoratif de la publicité. En général on n’aime jamais autant cette pub qu’une fois qu’elle est désactivée, qu’elle ne sert plus à rien. Le contraire de ce que j’aime et de ce que BETC poursuit. J’aime les idées qui transforment les perceptions, qui résonnent dans leur époque et dans la tête des gens. C’est ce que nous faisons pour des marques dans des marchés radicalement différents, aussi bien pour Lacoste que pour Heetch, Citroën, Canal Plus ou Évian, Leclerc ou EDF : l’ambition est assez simple, rendre ces marques et les entreprises qui les créent un peu passionnantes et leur proposition audible. Sinon à quoi on sert ? À ajouter des images aux images ? Du bruit au bruit ?

IN. : quel sens donner au terme créativité assez galvaudé disons-le ? 

R.B. : un mot que je n’ai jamais vraiment aimé, et que j’aime de moins en moins tellement il est usé et utilisé par tout le monde. Pourquoi pas, tout le monde s’y met, j’imagine que les banques, les militaires, les charcutiers ont ça en tête aussi, être créatifs. Certaines marques font des séminaires de créativité. J’en raconte un dans mon livre. Ce qui me fait le plus rire, c’est qu’on a l’impression que pour être créatif, il faut surtout ne pas travailler, plutôt jouer comme un enfant. Il y a une sorte d’axiome incroyable dans ces séminaires : on ne va pas régler nos problèmes par le travail (qui ne semble pas pouvoir être en soi source de créativité, autrement dit source de solutions…). Tu ne travailleras pas, donc tu seras créatif ! C’est pour ça que je regarde le mot avec circonspection. Je préfère à créativité invention ou innovation, c’est-à-dire le travail qui se débarrasse des contraintes de l’habitude. Ce travail est magnifique. Je crois au travail, à la concentration. À la qualité de la chaîne des savoir-faire, aux qualités individuelles et à leur savant mélange. Quand on a des gens comme ça dans une agence, qui savent faire et qui se surpassent, on n’a pas beaucoup de limites, on peut déplacer des montagnes. Le travail, quoi…

IN. : si vous deviez faire une pub pour nous vendre le futur…

R.B : Je me rappelle une campagne sur le futur que l’agence avait faite pour le lancement d’Orange au début des années 2000, juste avant que le monde entier ne bascule dans Internet et dans la révolution qu’a connue la communication. C’est toujours marrant de se demander comment le futur était avant… La signature c’était : « le futur, vous l’aimez comment ? ».  J’aimais beaucoup le ton avec lequel on envisageait le futur, comme on envisage la cuisson d’un steak au restaurant. Je déteste la grandiloquence ou le péremptoire quand on parle de futur, ça confine à l’imbécilité. En ce moment le futur qui se dessine a l’air plutôt saignant : agressivité générale, guerres culturelles, guerres de religion, guerres de territoires, montée des fondamentalismes et des nationalismes, n’en jetez plus ! Un monde grotesque et brutal, on se croirait revenus au temps des gladiateurs. Le problème c’est qu’on a bien compris qu’on n’était pas dans un jeu vidéo, même si les slogans ressemblent à ça : « Forer ! Forer ! Forer ! »  Au secours ! Ceux qui croyaient encore au progrès doivent commencer à avoir quelques doutes… Personnellement je ne vois aucun futur dans tout ça, ça ressemble à une pub Mennen, au retour des années 80 mais avec beaucoup plus de testostérone. Bref un système assez ancien qui a déjà fait la preuve de son impuissance à résoudre sérieusement les problèmes dans lesquels on est tous plongés. Ça va peut-être nous aider à nous ressaisir. On a tous besoin de projets plus sérieux et plus gais. J’espère que le futur nous apportera ça.

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