INfluencia : L’intelligence artificielle générative a révolutionné notre quotidien et celui de nombreuses entreprises. Quels impacts cette nouvelle technologie ont-ils eu pour les plateformes numériques dont vous êtes une spécialiste ?
Annabelle Gawer : L’IA a modifié le comportement des plateformes mais ces dernières ont et vont avoir énormément d’impacts sur l’IA. Ces changements vont dans les deux sens.
IN. : Qu’est-ce que l’IA a changé pour les plateformes ?
A. G. : L’IA a changé la manière dont les gens recherchent des informations sur le net. Dans le passé, vous posiez une question à Google ou à Safari et vous obteniez comme résultat une liste de sites sur lesquels vous pouviez trouver les données que vous recherchiez. Aujourd’hui avec les moteurs de recherche qui fonctionnent avec de l’intelligence artificielle, vous avez une réponse bien plus complète et précise qui suffit souvent à la plupart des internautes.
IN. : Quelles sont les conséquences de ce mouvement pour l’économie numérique?
A. G. : Elles sont très importantes. Ce n’est vraiment pas un détail. Le moteur financier du web repose sur le nombre d’internautes qui visitent votre site. Si ces derniers se contentent des réponses publiées sur les moteurs de recherche, ils ne vont plus surfer sur les autres plateformes qui vont, du coup, perdre une part importante de leurs revenus. C’est pour cela que de nombreux médias traditionnels ont engagé des poursuites judiciaires contre les GAFAM qui ne rémunèrent toujours pas la réutilisation d’extraits de leurs contenus. On peut les comprendre. Aujourd’hui si vous faites une recherche sur Google, vous obtenez des snippets très complets avec une photo et un résumé de l’actualité qui vous intéressent. Avec l’IA, les moteurs de recherche deviennent une destination finale et non plus un carrefour d’autoroute.
IN. : Quel est l’impact de l’IA sur les réseaux sociaux ?
A. G. : Sur les réseaux, l’IA créé un gros problème lié notamment aux deepfakes. Il était déjà difficile de vérifier l’identité de la personne qui vous envoyait des messages mais l’intelligence artificielle peut aujourd’hui modifier tous les contenus envoyés sur les réseaux. Cette tendance va encore plus flouter le vrai du faux. Il va être de plus en plus difficile de séparer le réel et le virtuel. Cette évolution va avoir de gros impacts sur les populations vulnérables et notamment les jeunes, les personnes âgées, les naïfs et les plus fragiles. Cette manipulation sera à la fois individuelle et collective.
IN. : N’existe-t-il pas d’outils pour lutter contre ces abus ?
A. G. : Certains commencent à voir le jour. Toute mesure appelle une contre-mesure. Les vendeurs de canons sont ceux qui commercialisent des moyens permettant de lutter contre les armes qu’ils mettent au point.
IN; : En quoi les plateformes de la Toile peuvent-elles influencer l’IA ?
A. G. : On a vu récemment que les acteurs des plateformes, et en particulier Microsoft et Google, ont fait d’énormes investissements pour racheter des acteurs de l’intelligence artificielle. Amazon a investi 4 milliards de dollars dans Anthropic. Microsoft a dépensé 10 milliards de dollars dans OpenAI qui a développé ChatGPT. Ces plateformes ont une puissance et une influence suffisantes pour pouvoir modifier la trajectoire de l’IA afin d’en tirer un maximum de bénéfices.
IN. : Comment peuvent-ils atteindre ce résultat ?
A. G. : Elles ne vont pas aller jusqu’à influencer les réponses fournies par l’IA mais elles peuvent très bien empêcher leurs concurrents d’accéder à leurs datas qui sont essentielles pour mettre en œuvre les processus d’apprentissage des modèles d’IA.
IN. : L’IA coûtait jusqu’à maintenant très cher mais rapportait bien peu. L’arrivée du chinois Deepsek va-t-elle changer la donne ?
A. G. : La concurrence de DeepSeek pour les modèles existants a déjà commencé car cette plateforme permet d’obtenir des résultats de GenIA à très moindre coût. Le résultat immédiat en a été une chute vertigineuse des actions de NVidia, détrôné de sa position perçue comme quasimonopolistique sur les marchés de l’IA en tant que fournisseur de processeurs essentiels à cette activité. Ce nouvel acteur a créé une véritable panique des marchés et les américains se sont inquiétés de voir une entreprise chinoise réussir là où ils se sentaient en supériorité confortable. Mark Andreesen le fameux VC de la silicon vallée, ancien fondateur de Netscape parle d’un véritable « moment Spoutnik », en référence au choc et à l’humiliation (temporaire) infligée aux américains par l’envoi du satellite soviétique dans l’espace. Je pense que le modèle financier de l’IA va se rapprocher, à terme, de celui du cloud. Lorsque Amazon a lancé son cloud, qui est devenu AWS, c’était pour abriter son énorme volume de données. Ses dirigeants ont ensuite compris qu’ils pouvaient développer un business à partir de cette activité et aujourd’hui les petites et moyenne entreprises peuvent entrer dans le cloud en souscrivant à des solutions modulables. Ce service a fait disparaître des barrières à l’entrée qui étaient bien trop élevées pour les plus modestes sociétés. La même chose va se passer avec l’IA. Aujourd’hui, les géants du web dépensent des sommes considérables pour développer cette technologie et à terme, ils revendront leurs services aux plus nombreux. Ceci dit, l’émergence d’une réelle concurrence mondiale est bonne car elle va introduire une baisse des prix et un accès facilité aux utilisateurs. Elle montre également à de futurs concurrents ce qu’il est possible de faire. Sam Altman (PDG d’OpenAI) et les autres ténors de l’IA répétaient sans cesse qu’il était impossible de répliquer leurs efforts à moindre coût. L’entrée fracassante de DeepSeek prouve le contraire.
IN. : Beaucoup toutefois s’inquiètent de la possible utilisation des données traitées par DeepSeek par le régime chinois…
A. G. : Il est clair qu’on peut être méfiant mais il ne faut pas non plus oublier que DeepSeek a choisi d’adopter une politique OpenSource. En permettant l’accès libre à ses programmes (son code), il va stimuler une activité innovante à la fois concurrente et complémentaire à la sienne.
IN. : Le modèle de l’IA générative ne pose-t-il pas de gros problèmes liés à la protection de la propriété intellectuelle ?
A. G. : La question non résolue de la propriété intellectuelle revient en boomerang avec l’arrivée de DeepSeek et c’est une bonne chose, car elle doit être traitée sérieusement. Il a été dit, mais je n’ai pas pu le vérifier par moi-même que DeepSeek a utilisé les résultats de ChatGPT pour entraîner ses propres modèles AI, sans en demander la permission ni en payer des frais. Cela a rendu Sam Altman d’Open AI furieux. Ce qui est ironique et quelque peu savoureux, c’est que OpenAI avait été lui-même accusé (il y a un procès en cours avec le New York Times) d’avoir utilisé la propriété intellectuelle d’autrui sans les rémunérer pour entraîner ses propres modèles IA. Ceci tend à faire de l’affaire d’Open AI et de DeepSeek l’histoire de l’arroseur arrosé. Il ne s’agirait donc pas tant avec DeepSeek d’une IA qui « à partir de rien » arrive à des résultats extraordinaires, mais d’une appropriation des propriétés intellectuelles d’autrui. Encore une fois, ouvrons le débat : s’il est possible de réutiliser les outils déjà produits, et si les questions de propriétés intellectuelles peuvent être résolues, le modèle présenté par DeepSeek serait donc porteur d’espoir pour la société, car il démontre qu’il ne serait pas nécessaire de dupliquer et de gâcher des ressources rares d’énergie pour dupliquer ces modèles. De plus des acteurs existants de l’IA qui s’étaient montrés cavaliers avec le traitement des propriétés intellectuelles d’autrui vont maintenant se sentir très concernés par ces questions et voudront participer à l’invention de technologies et de solutions qui respectent les lois. C’est une bonne chose. Le paradoxe c’est que l’ouverture de ces technologies à l’open source, dont l’ethos libertaire est né dans la Silicon Valley durant les années 70, provient ici de Chine, plus connue comme une puissance ennemie des Etats-Unis en ce moment. Cela confirme à quel point l’Open Source peut être une manière parfaitement rationnelle de faire de la compétition en rendant gratuit et accessible un produit concurrent et en affaiblissant la capacité de capturer des profits.
IN. : L’open source va donc troubler le jeu de la concurrence…
A. G. : Sans aucun doute. La structure des offres de l’IA pourrait être bouleversée par l’émergence de DeepSeek, en donnant naissance à une nouvelle structure industrielle de couches empilées les unes aux autres ayant une structure de fondation (une plateforme) qui serait partagée entre plusieurs acteurs : en open source et accessible à des multiples développeurs de technologies et d’applications complémentaires. Une telle structure serait idéalement financée de manière collective avec des règles de gouvernance qui en garantiraient l’accès. Cela optimiserait l’usage des ressources rares et permettrait une innovation sur des produits et services complémentaires. La question essentielle est liée à la gouvernance de cette infrastructure/plateforme. Une gouvernance internationale serait la bienvenue mais il peu crédible qu’on y parvienne vu le contexte actuel de tensions géopolitiques. On pourrait envisager des plateformes partagées au niveau des blocs géopolitiques. Une chose est sûre : les détenteurs de ces plateformes joueront un rôle de gouvernance essentiel et acquerront un fort pouvoir d’influence sur les trajectoires d’innovation qui en jailliront. Espérons et faisons en sorte que des principes et des valeurs d’équité et de sécurité compatibles avec nos valeurs démocratiques pourront faire partie du design et de la gouvernance de ces plateformes en devenir.