La capitulation des entreprises américaines face à Donald Trump
Avant même de retrouver le Bureau ovale, le Président élu suscite déjà une série d’initiatives flatteuses, voire serviles, de la part des grands dirigeants américains parmi lesquels Mark Zuckerberg. Retour et analyse sur ses récentes annonces, sa nouvelle approche de la liberté d'expression et ses principales attentes en retour de sa sujétion à Trump.
Mark Zuckerberg et Donald Trump. Visuel réalisé avec Grok – (CC) Superception
Comme d’habitude lorsqu’il s’agit de trahir les principes éthiques, Mark Zuckerberg se distingue.
Avant même d’avoir réintégré le Bureau ovale, le Président élu fait l’objet de nombre d’initiatives de flagornerie, voire de servilité, de la part des grands patrons américains.
Bob Iger, PDG de Disney, avait donné l’exemple, si j’ose dire, en décidant que la chaîne télévisée linéaire ABC News verserait 15 millions de dollars au musée présidentiel de Donald Trump pour éviter le procès en diffamation intenté par ce dernier contre son excellent journaliste-vedette George Stephanopoulos. Celui-ci avait affirmé dans son émission “This Week”, le 10 mars dernier, que le républicain avait été reconnu civilement responsable du viol d’E. Jean Carroll. ABC News paiera également les frais de justice de Donald Trump (un million de dollars) et a publié des excuses sur son site Internet. Comme je l’ai souligné dans l’article que j’avais consacré il y a un mois à ce dossier, cette décision n’est pas juridique – ABC News aurait probablement gagné le procès déclenché par Donald Trump et, en tout cas, n’avait aucune raison de ne pas le laisser se dérouler – mais politique : Bob Iger n’avait pas envie de batailler avec un Président des Etats-Unis résolu à abattre George Stephanopoulos et Disney s’il perdait son procès.
Il s’agit évidemment d’une crainte nouvelle lors d’une passation de pouvoir aux Etats-Unis, plus proche du niveau d’intimidation et de corruption civiques du Venezuela que de celui d’une saine démocratie. Les entreprises américaines n’ont jamais redouté la vengeance de Bill Clinton ou de George W. Bush, pour considérer les deux Présidents récents les plus controversés (pour des raisons différentes). Même Richard Nixon n’a jamais suscité, à l’exception de ses menaces à l’endroit de quelques groupes médiatiques lors du Watergate, des craintes telles que celles attisées à dessein par Donald Trump.
Ainsi donc, depuis quelques semaines, nous voyons tous les grands patrons de la Tech et des médias américains, ceux qui intéressent le plus le Président élu en raison de la capacité d’influence de leurs entreprises respectives sur le peuple américain, aller à Mar-a-Lago/Canossa. Ils versent aussi, au titre de leur employeur ou en leur nom personnel, des sommes importantes pour financer la cérémonie d’investiture de Donald Trump, mais c’est une pratique plus habituelle dans la Société américaine, même si elle ajoute ici à l’impression de collusion malvenue. De manière moins symbolique, plusieurs grandes entreprises (e.g. Amazon, Boeing, Ford, McDonald’s, Meta, Walmart) annoncent l’abandon de leurs programmes de Diversité & Inclusion pour faire plaisir au Président élu et au mouvement MAGA (“Make America Great Again“) qu’il anime. Mark Zuckerberg, qui va toujours trop loin, a, lui, évoqué au micro du podcast de Joe Rogan, égérie médiatique dudit mouvement, que les entreprises avaient besoin de davantage d’”énergie masculine”, reprenant l’une des idées fixes du Président élu. Sur le même podcast, il décrivit d’ailleurs Joe Biden comme un quasi-autocrate, oubliant opportunément que son nouveau modèle politique avait commis une tentative de coup d’Etat pour laquelle il | aurait été condamné s’il n’avait pas bénéficié d’une immunité salvatrice et si le ministre de la Justice, Merrick Garland, avait été plus résolu.
Certes, les dirigeants corporate ont le devoir, vis-à-vis de leurs salariés et actionnaires, de préserver et favoriser le développement de leur entreprise. Mais leur obligation fiduciaire n’a jamais requis une inféodation telle que celle que nous observons actuellement. C’est un nouveau signe que nous entrons dans une période dénaturée de l’histoire américaine et que le deuxième mandat de Donald Trump sera, comme je l’écrivais il y a quelques semaines, pire encore que le premier, alors qu’il bénéficie d’une aura mondiale procédant de sa brillante victoire électorale.
Dès qu’un principe éthique peut être violé ou qu’un retournement de ses propres valeurs peut être mis en œuvre, on sait qu’un chef d’entreprise américain se distinguera par son absence de vergogne : Mark Zuckerberg nous a montrés, depuis la création de Facebook dans sa chambre universitaire, qu’il n’avait pas de boussole morale. C’est d’autant plus dommage qu’il faut reconnaître qu’il est un leader diablement efficace sur les plans stratégique et opérationnel, comme le montrent encore, ces temps-ci, la vision et les développements de Meta dans l’intelligence artificielle générative.
Ces derniers jours, ”Zuck” a pris trois décisions pour signaler son allégeance à Donald Trump. Par ordre d’importance croissante :
Il a nommé Dana White, le patron de la ligue UFC et grand supporter de Donald Trump (il fut l’un de ceux qui prirent la parole lors du discours du candidat le soir de l’élection), au sein du Conseil d’Administration de Meta.
Il va remplacer, à la tête du département politique de Meta, Nick Clegg, ancien vice-Premier ministre de David Cameron, par Joel Kaplan, ancien directeur de cabinet adjoint de George W. Bush à la Maison-Blanche et courroie de transmission de Meta avec Donald Trump depuis plusieurs années (ce qui constitue un remarquable retournement de veste étant donné les vues que ”W” et ”The Donald” entretiennent l’un à l’égard de l’autre).
Il a annoncé qu’il adoptait, sur les plates-formes de Meta, l’absence de modération de contenus et la supposée auto-régulation par les internautes qu’Elon Musk a instaurées sur X avec les résultats que l’on connaît.
Si vous n’avez jamais vu quelqu’un mentir avec aplomb face caméra, il faut que vous regardiez la vidéo de l’annonce de Mark Zuckerberg, qui est un modèle du genre. Il est difficile, en effet, d’enchaîner les contre-vérités en ayant l’air aussi convaincu de son propos et satisfait de ses décisions :
Il nous présente la liberté d’expression comme un combat louable qu’il a continûment mené à la tête de Meta.
Sur la nature censément idéaliste de ses actions dans ce domaine, il serait plus juste de dire que ce credo a servi ses objectifs financiers : comme j’ai pris l’habitude de le formuler, pour engager les internautes sur les médias sociaux, il suffit de les enrager. Mark Zuckerberg a très vite compris que la limitation de la modération des contenus sur Facebook et Instagram était gage de l’augmentation de leurs profits. Et il ne s’est donc pas contenté de laisser circuler sur ses plates-formes les contenus les plus nauséabonds (ce qui relève d’une vision absolutiste de la liberté d’expression que je défends), mais il les a promus, en passant de la liberté d’expression à la liberté d’expansion de la vilénie. C’est ainsi qu’il a encouragé la déstabilisation de démocraties, la promotion de génocides, l’organisation de trafics humains, le harcèlement d’innombrables personnes fragiles et la commission de violences en tout genre, pour ne considérer que quelques infamies. En particulier, Meta doit être la seule entreprise dans l’Histoire à avoir été accusée, preuves à l’appui, d’avoir aidé à la perpétration d’un premier génocide (en Birmanie), puis d’un deuxième (au Kenya), que l’on espère second, sans que celui-là lui ait servi de leçon pour celui-ci. Dans les deux cas, Mark Zuckerberg attendit que son entreprise fût pointée du doigt publiquement pour corriger le tir. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé que, dans un système de droit international qui comprendrait la causalité du rôle des réseaux sociaux et serait à même de traduire en actes juridiques cette compréhension, Mark Zuckerberg aurait certainement fini en prison et Sheryl Sandberg aurait occupé la cellule voisine de la sienne.
Sur la permanence du combat de Mark Zuckerberg pour la liberté d’expression, je ne soulignerai que trois faits montrant l’imposture que représente cette assertion. En premier lieu, Meta compta jusqu’à 40 000 collaborateurs en charge de la modération de contenus quand ”Zuck” pensait que cela favoriserait sa légitimité. En outre, il exclut Donald Trump de Facebook en 2021 après sa tentative de coup d’Etat. La priorité était alors, pour Mark Zuckerberg et Facebook, de tenter de relustrer leur image entachée par d’innombrables scandales. Il fut ainsi fort avec Donald Trump lorsque celui-ci était affaibli et fait désormais montre de faiblesse avec lui alors qu’il est redevenu fort. Enfin, Mark Zuckerberg restreint aujourd’hui la liberté d’expression de ses collaborateurs au sujet de son rapprochement avec Donald Trump. La supposée sacrosainte liberté d’expression passe donc toujours au second plan des intérêts financiers du Groupe et de son fondateur. Rappelons à ce sujet que ce dernier n’est encadré par aucun contre-pouvoir étant donné qu’il contrôle les droits de vote au sein de Meta, dans une dérive du système capitaliste que je dénonce à l’envi sur Superception et dans mes livres depuis belle lurette. Toujours est-il que je doute que, si l’on interrogeait les 3 milliards de membres actifs mensuels de Facebook, leur première exigence serait que les propos extrémistes, racistes, homophobes, harceleurs, etc. soient encore moins maîtrisés et plus algorithmiquement promus qu’ils ne le sont actuellement.
Reprenant l’une des antiennes de Donald Trump, il affirme dans sa vidéo que les gouvernements et les médias établis censurent de plus en plus la liberté d’expression, ce qui, aux Etats-Unis au moins, ne repose sur aucun élément factuel. Les grands médias américains ont, en 2016, en 2020 et en 2024, fait la courte échelle à Donald Trump en lui ouvrant leurs antennes et colonnes sans la moindre retenue. Même une chaîne comme CNN compte parmi ses commentateurs politiques réguliers Scott Jennings, un défenseur invétéré de toutes les prises de position de Donald Trump, y compris lorsqu’il présente Adolf Hitler en modèle de gouvernance. L’immense Ted Turner doit regarder ce triste spectacle avec dégoût, tant il est éloigné des valeurs dont il fut le héraut en créant cette chaîne.
Mark Zuckerberg explique ensuite que de ”mauvaises choses” (il cite la drogue, le terrorisme et l’exploitation des enfants) sont présentes sur les réseaux sociaux, des dérives qu’il affirme prendre très sérieusement (un mensonge réfuté par des dizaines, voire des centaines, de rapports d’ONG).
Il souligne qu’il veut les traiter de manière responsable et que Meta a conçu des systèmes complexes pour ce faire, mais que ces technologies se trompent. Il en conclut que la situation actuelle se traduit par trop d’erreurs et donc trop de censures de messages qui ne devraient pas être ostracisés. Sa formulation est révélatrice à cet égard : il explique que seulement 1% d’erreurs affectent des millions de gens qui ne peuvent pas voir ce qu’ils devraient visionner. Or il devrait plutôt souligner que même 1% de messages problématiques, eu égard aux ”mauvaises choses” qu’il a mentionnées, sont susceptibles de créer des situations dramatiques pour des millions de gens, parce que ses algorithmes promeuvent les messages les plus enrageants afin d’engager les internautes. La solution évidente n’est donc pas de changer le modèle de modération de contenus, mais de rendre celui-ci moins déterminant en modifiant les objectifs de la promotion des messages mis en ligne. Le problème est que, si ces services cessent d’enrager leurs membres pour les engager, la profitabilité de Meta va largement diminuer.
La géniale solution que Mark Zuckerberg va mettre en place pour réduire le nombre d’erreurs dans la modération de contenus va être d’éliminer les dispositifs de ”fact checking” et de les remplacer par le système de ”community notes” qu’Elon Musk a instauré sur X. En d’autres termes, Meta va déléguer la vérification des informations à celles et ceux qui propagent des désinformations. On a vu les brillants résultats produits par cette stratégie sur X. Pour justifier cette décision, ”Zuck” explique que les ”fact checkers” sont devenus trop tendancieux politiquement et ont détruit davantage de confiance civique qu’ils n’en ont construit. Cet argument reprend mot pour mot l’une des arguties favorites de Donald Trump. En réalité, ce qui détruit la confiance démocratique, en particulier outre-Atlantique, est la stratégie de désinformation, menée de concert par Vladimir Poutine et Donald Trump, de “submerger l’espace médiatique de merde” (sic), selon les termes de Steve Bannon, ancien stratège en chef de Donald Trump à la Maison-Blanche, afin de désorienter le peuple pour qu’il soit plus disposé à accepter une forme de dictature. L’absence de réelle modération de contenus que Mark Zuckerberg installe sur ses plates-formes va permettre à cette stratégie d’être déployée sans le moindre garde-fou.
En outre, Meta va simplifier et alléger l’application de ses règles en matière de modération de contenus, sur des sujets comme l’immigration et le genre sexuel, en raison de leur déconnexion du discours dominant actuel – traduire celui des supporters de Donald Trump qui viennent de gagner la présidentielle. Heureusement que l’appel au génocide ne figure pas au premier plan du discours de MAGA car Mark Zuckerberg appellerait à son rayonnement sur ses plates-formes. Cette décision pose trois problèmes : (i) Mark Zuckerberg envisage son rôle de dirigeant du premier média mondial comme étant de suivre les foucades du peuple, (ii) il applique à l’ensemble de la planète les foucades du seul peuple américain avec le risque de conséquences bien plus graves encore à l’international (jusqu’à des génocides, on l’a déjà vu) qu’aux Etats-Unis, et (iii) il évoque un moment culturel (sous-entendu le mouvement MAGA) favorable à la liberté d’expression outre-Atlantique alors que tout, dans le comportement de Donald Trump, démontre le contraire (par exemple, il y a seulement quelques jours, il intentait un procès à une sondeuse parce qu’elle ne l’avait pas donné vainqueur à la présidentielle en Iowa).
Afin de donner toute sa puissance au support qu’il apporte à Donald Trump, Mark Zuckerberg annonce également qu’il va de nouveau prioriser les contenus politiques sur les murs des utilisateurs de Facebook, Instagram et Threads après nous avoir expliqué sans relâche que ce n’était pas le type de contenus qu’ils devaient y voir. Mais à quoi servirait-il de “libérer“ la parole politique et sociétale sur ces plates-formes si leurs membres ne les voyaient pas ? Ce que cela signifie, en clair, est que ces contenus ne vont pas bénéficier d’une liberté d’expression accrue mais aussi d’une liberté d’expansion algorithmiquement gonflée.
A ce stade de ses annonces, Mark Zuckerberg pense n’en avoir pas encore assez fait pour montrer à Donald Trump combien il abdique tout semblant de pouvoir, de leadership et de prétention à l’objectivité. Il explique donc qu’il va relocaliser les équipes en charge de la modération de contenus et des enjeux de confiance et sécurité de Meta de Californie au Texas car, tenez-vous bien, c’est “un endroit où il y a moins d’inquiétude au sujet de la partialité de nos équipes“. Il faut donc comprendre que l’air que vont respirer les équipes de Meta au Texas les rendra moins partiales que celui qu’elles inhalent en Californie. En réalité, le Texas est un Etat républicain, tandis que la Californie est démocrate. “Zuck“ nous explique donc benoîtement que le fait de passer ses équipes d’un Etat démocrate à un Etat républicain va les rendre moins biaisées politiquement. Le sous-texte, évidemment, est qu’elles donneront l’impression d’être plus partiales, et non moins partiales, mais dans le sens souhaité par Donald Trump. On a rarement vu dirigeant diffuser une vidéo dans laquelle il prend autant ses interlocuteurs pour des imbéciles. “Plus le mensonge est gros, plus il passe“, disait Joseph Goebbels. Il a trouvé sur ce point en Mark Zuckerberg un disciple tristement zélé.
À moins de lui donner l’un de ses organes, Mark Zuckerberg ne pouvait pas faire davantage pour se soumettre à Donald Trump. Outre une tranquillité garantie pour lui-même (Donald Trump avait abondamment menacé de l’emprisonner à son retour à la Maison-Blanche lorsqu’il le trouvait trop “woke“) et pour son entreprise, “Zuck“ a indiqué sur le podcast de Joe Rogan ce qu’il attend en retour de sa sujétion au Président élu : l’arrêt des demandes du gouvernement fédéral (“jawboning“) concernant la modération de contenus, des règles du jeu équitables sur iOS (notamment eu égard à l’accès de développeurs tiers à la technologie connectant les iPhones aux AirPods) et la fin des amendes européennes.
Mais que Donald Trump se méfie : s’il perd sa toute-puissance actuelle, Mark Zuckerberg retournera de nouveau sa veste. Le plus grave, cependant, n’est pas qu’il s’aplatisse devant le Président américain élu. C’est que, ce faisant, il fasse aussi le jeu de Vladimir Poutine, Xi Jinping et des autres tyrans de la planète. La récente élection présidentielle en Roumanie a en effet mis une énième fois en lumière le danger incarné par la manipulation échevelée des réseaux sociaux (TikTok en l’occurrence).
Le patron de Meta n’a que le mot “liberté“ à la bouche dans sa vidéo et, en conclusion, je voudrais m’interroger sur sa liberté à lui. Avec plus de 210 milliards de dollars à l’heure où j’écris ces lignes, il est la troisième personne la plus riche au monde – et l’une des plus riches de l’Histoire. A quoi la liberté qu’est censée donner la fortune sert-elle si l’on ne peut même pas défendre ses valeurs ? Or il est difficile de connaître les valeurs de “Zuck“, étant donné qu’elles varient au gré des vents politiques. En second lieu, où est le courage des plus riches s’ils ne portent pas leurs valeurs, alors même qu’ils ont les moyens de se défendre contre des vents contraires dont personne d’autre ne dispose ? Au fond, Vladimir Kara-Murza et Alexei Navalny, deux des plus grands héros de notre temps, furent plus libres, même encagés par Vladimir Poutine, que Mark Zuckerberg et les nouveaux thuriféraires de Donald Trump ne le seront jamais, parce qu’ils étaient plus courageux qu’eux. La liberté, comme le bonheur, ne s’achète pas : elle se conquiert.
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